“Je suis Rémy Boiron, en résidence artistique avec les maisons des enfants de la côte d’Opale, ce dernier trimestre 2023.
Je viens après tant d’autres… et avant tant d’autres encore.
Toujours pour les mêmes raisons, sans doute assez uniques en France, grâce -au-delà des moyens très conséquents développés par le Département du Pas-de-Calais- grâce à la générosité et la compréhension de sens de généreux et conscients donateurs.
Elle permet d’offrir à des enfants déplacés de leur famille pour de multiples causes, et placés en 6 maisons avec chacune quatre éducateurs, deux maîtresses de maisons, un veilleur de nuit et un chef de service, un thème artistique et une chambre unique (ce qui n’est pas toujours le cas), le tout chapeauté par une directrice et un adjoint directeur artistique,
… L’occasion de changer de paradigme.
Un thème par an, un artiste par trimestre.
On s’interroge, on cogite, on fabrique, et on tente d’en offrir du beau.
Qui peut être pourra se transformer en clef d’ouverture au monde, au-delà de sa propre histoire.
Car au fond, la question est-elle :
Quelle vengeance puis-je donner à mon histoire ?
… On a vu et on voit encore les dégâts à l’échelle de pays voire de continents que cela peut poser ici ou là dans ce doux monde
Ou
…
Quelle est la qualité de la réponse que je peux offrir à mon histoire ?
Et là, cela peut parfois être bien beau.
Car taquiner l’art, c’est s’offrir l’occasion d’interroger et d’interpeler le monde, avec le sourire.
En laissant à l’autre la liberté de s’étonner, s’interroger, se questionner… ou pas.
La liberté.
Réciproque et partagée.
… Et je pense que ces enfants ont bien besoin de réciproque et partagé.
Qui suis-je ?
Je suis auteur, metteur en scène et comédien, depuis… 35 ans.
J’ai 58 ans.
Après 20 années intenses de scènes, 18 festivals d’Avignon Off, deux prix nationaux, plus de 2.000 représentations professionnelles en francophonie (du théâtre du Splendid parisien à la petite scène de Gruyère en Suisse, du théâtre de Papeete (24 représentations) à la médiathèque de Soustons (40), du jardin d’un ami au Trianon, …)
J’ai vécu comme une évidence de m’engager aussi dans la transmission, la pédagogie et le partage.
Car l’expérience de cet art si vivant que j’ai pu accumuler durant toutes ces années, aussi bien grâce à la formidable générosité et l’exigence de grands maîtres,
Que celle que j’ai pu me donner en travail pour en répondre.
…
Cet héritage immatériel,
Je ne peux, comme mes maîtres, ne le transmettre que de mon vivant.
…
En croquant les pissenlits par la racine, la bouche pleine,
Il serait bien trop tard 🙂
D’où ce choix, aujourd’hui de partage entre créations et représentations… et transmission et partage.
La résidence en MECOP en fait partie, de manière très dense et heureuse ces temps-ci.
Je suis très honoré de la confiance et des moyens qui sont alloués à celle-ci.
Je tente de faire du mieux que je peux.
UTOPIA est le thème de cette année.
C’est un mot subtil.
Il est composé de « Utopie », c’est-à-dire, en vieux grec de :
« Topos » = un lieu
Et du préfixe « U » = non
C’est donc un non-lieu 🙂
…
Teinté de « A »
Première lettre de l’alphabet.
C’est donc un non-lieu qui finit par la première lettre de l’alphabet.
Nous v’la beaux 🙂
Venons-en maintenant au travail concret, avec les enfants et les équipes.
Il a bien fallu que je parte de quelque chose…
Où que j’aille aujourd’hui, en gare, restaurant, métro, transports, pauses diverses (récrés, attentes devant un bus, …) les personnes ne se parlent plus : elles sont rivées sur un écran de tablette, téléphone ou ordinateur.
Le présent – pourtant présent- n’existe plus : il est ailleurs.
Mon voisin, pourtant physiquement présent à côté de moi, n’a aucune existence pour moi : je regarde les dernières sorties de tel ou tel site et échange à distance avec mes « amis ».
…
UTOPIA
Je me suis dit qu’il fallait que je travaille en images et vidéos.
Avec leur vocabulaire actuel.
Et qu’il fallait fédérer les enfants de chaque maison.
Stimuler chaque groupe, chaque maison, autour des lettres du mot « UTOPIA » et de ce qu’on pouvait en fabriquer, en dessin, en corps, en objets. Cela a fonctionné.
Et ensuite, stimuler autour du concret, de la matière :
Si Utopia était une marque d’un objet : quel objet ?
Si Utopia était un véhicule, quel véhicule ?
…
De belle idées en sont sorties.
Puis
…
Et si Utopia était un lieu ?
Un non-lieu, dont la première lettre serait la première lettre de l’alphabet ?
…
Et là,
Dans chaque maison,
J’ai vu les esprits s’animer. De mondes inattendus.
À cette heure, je tente avec eux de les rendre visibles avec la vidéo.
Nous sommes en plein laboratoire.
J’ai 58 ans.
On m’aurait dit, alors que je n’avais que 20 ans : voilà ce que tu vas vivre en MECOP, dans 38 ans…
Comment y aurais-je cru ?
La guerre s’anime en de nombreux endroits du monde,
Les inégalités se creusent,
Les tempêtes sont taquines,
Les virus rodent,
Après avoir épuisé la Terre de gaz et pétrole, on s’apprête à la gratter de lithium, Terre rare et autres.
Je ne raconte que du classique et ressassé.
Pourtant…
Ici ou là,
Quelques êtres vivants tentent encore de fabriquer du beau.
Et je suis bien heureux de glisser au-delà d’un orteil de partage avec vous dans cet insolite et souriant monde vivant.
Rémy Boiron“
(Texte et film de Rémy Boiron, artiste, intervenant de la résidence Utopia).