Chemin faisant. La pensée comme engagement.
C’est à l’auberge de notre institution, lors d’une de ses soirées de palabres qui s’y tiennent après l’une ou l’autre de nos réunions de travail pluridisciplinaires, que ce fil conducteur fut choisi et devint le thème de la saison culturelle 2015-2016.
« Chemin faisant » fit suite à une première proposition : « La praxis ». D’un accès plus facile pour tous que ce terme conceptualisé par les Grecs anciens, la formule « Chemin faisant » permet à chacun de s’y greffer, et sans aucun doute, peut être pensé plus aisément avec et par les jeunes de notre institution. Nous reviendrons cependant à la fin de cette lettre sur l’idée de « praxis », car c’est bien une idée clé pour nos métiers, et l’on constatera je l’espère qu’elle peut être comprise à l’aune des interprétations proposées ici du thème « Chemin faisant ».
Celui-ci s’inscrit comme chaque thème annuel dans l’ère du temps de notre institution, qui est celui du long terme. Il permet en effet d’évoquer le parcours des anciens, d’en nourrir nos relations au quotidien, de nous projeter dans de nouvelles et futures rencontres et retrouvailles.
C’est aussi un mot de passe pour nous rappeler discrètement, chacun à sa façon, notre condition humaine, nos limites, et la nécessité de maintenir présent en nous ce qui adviendra, sans mièvrerie, nostalgie ou mélancolie.
« Chemin faisant », c’est, pour clore cette introduction, faire œuvre de civilisation.
C’est là en effet faire œuvre de civilisation, si l’on veut bien admettre avec Macedo*, que ce mouvement auquel nous essayons de contribuer par nos travaux s’appuie sur la conscience de la mort, la place laissée aux morts et aux anciens, et la transmission des deux interdits fondamentaux que sont l’interdit d’inceste et de meurtre.
Le travail d’éducation que nous faisons, autour de la filiation en particulier et des transmissions, s’inscrit pleinement dans cette intention.
Nous y réussissons parfois…
« Le chemin faisant » des adultes et des enfants est le même.
Oui, ce cheminement est le même ; depuis la rencontre et jusque le temps d’après, des allers-retours pour se penser dans ce que nous avons vécu, après le départ, et encore après. Les chemins qui nous ont permis de nous croiser dans la réalité de nos vies, jeunes et adultes, comptent et compteront pour ce nous sommes et deviendrons. Je reviendrai dans quelques instants sur cette idée première à l’occasion d’un récit de vie, racontant comment j’ai rencontré dernièrement un ancien de notre institution ; comment j’ai vécu cette retrouvaille, et comment j’y pense encore à ce jour.
Les chemins que nous avons à faire sont nécessairement liés : les nôtres et ceux des jeunes accueillis se rencontrent, et fabriquent du cheminement ensemble.
L’on ne peut prétendre à quelques transmissions sans être soi-même en mouvement de penser quant à notre place, nos ouvertures et nos impasses, nos émotions multiples. Les entendre est la condition pour ne pas trop envahir autrui de ce qui ne les concerne pas directement, pour faire le pas de côté indispensable et ne pas répondre en miroir, tout en sachant notre propre part d’inconnu et d’inconscient en nous-mêmes.
Dit plus simplement, c’est le travail que nous faisons aussi pour être en mouvement qui est la condition pour qu’autrui puisse s’identifier au travail que nous faisons, et faire sienne l’utilité de ce travail en réflexion.
Si j’insiste ici sur la symétrie des cheminements, il nous faut aussi et cependant préciser que la société a posé une asymétrie dans la relation entre enfants et adultes, et nous devons en tenir évidemment compte. Les adultes sont en effet responsables des enfants, et non le contraire ; il importe par conséquent de marquer les places.
Mais l’on ne peut espérer pour autrui le développement de sa capacité à penser sans, nous-mêmes, nous mettre en situation pour penser. Et ce, en nous mettant au travail de la réflexion, avec autrui, avec deux points d’appui : celui de sa présence à nous et celui du regard que nous portons sur la relation, de soi à lui. Ce regard tiers que nous portons sur nous-mêmes et avec autrui est la transmission de la capacité à penser pour ce jeune.
Mettons-nous au travail de la réflexion en soi et avec autrui, et s’enclenche alors la capacité pour le sujet à se réfléchir sur cette activité, réflexion à se voir, à se penser.
Je voudrais à présent illustrer ces idées en vous racontant une dynamique de mise en mouvement de l’identité d’une enfant, évolution en nos Maisons dont j’ai été témoin ces dernières semaines.
Quelques pas avec Caroline**.
Je croise ce matin Caroline pour le petit déjeuner.
Elle arrive, discrète, les cheveux coiffés, des tresses africaines lui dégagent le front qu’elle baissait à chaque rencontre. Nos yeux se croisent. Aujourd’hui, si elle baisse la tête, ce n’est pas pour se masquer, mais pour dire une intériorité nouvelle, une timidité d’intériorité qui contraste tellement avec son allure plutôt rude et non tenue du mois de juillet. Cette timidité n’est plus de la gêne, ou une mise en pâture d’elle-même vers l’autre, mais un retrait qui la rend belle. Cette timidité vient témoigner de la fabrique en elle d’une intime intimité.
C’est beau, cette transformation.
Comment tout cela s’est-il produit ? Au fond, nous ne le saurons que parce qu’un jour, ou pas, Caroline pourra le dire. Mais nous avons pour autant repéré quelques nœuds d’existence et croisement d’étapes.
A son arrivée, Caroline ne se sentait « pas belle », ne se soignait pas, comme l’on dit. Elle n’avait que peu de pudeur, avait tendance à s’exhiber, à se présenter comme exubérante.
Son mal-être s’exprimait ainsi dans ses relations aux uns et aux autres, car nous entendions bien que dans la séduction il pouvait y avoir un appel, dans ses exubérances une demande de limite, dans ses différents modes la dévalorisation de l’espérance d’être perçue autre. Toute cette agitation lui pesait. Caroline avait besoin de se poser.
Une institution est faite pour cela. C’est le premier « mouvement » à accueillir.
Le soin que lui apportèrent particulièrement les femmes lui permit de trouver les yeux pour se réfléchir autre (et il s’agit aussi de réfléchir dans ce miroir, au sens de penser). Ce miroir qu’est le regard d’autrui est essentiel : ce regard, c’est celui des femmes qui intégraient en elle la transformation, qui anticipaient sur le devenir, qui accueillaient en elle l’enfant, le bébé que Caroline avait été et avait en elle, avant que les circonstances de la vie ne lui imposent de trouver des modes de survie. Car tous ces symptômes ont aussi des raisons d’être pour le sujet, et souvent naissent pour tenir debout, tout de même.
Cependant, s’ils ont été utiles au sujet, ce n’est pas pour autant qu’il ne convient pas de les castrer aujourd’hui. C’est souvent la confusion qui est faite.
C’est donc un travail autour des limites et autour de son estime d’elle-même qui fut fait. L’un et l’autre, acceptation des limites (Caroline ne pouvait naître à elle-même et dans son corps), et avec le soin que lui apportèrent particulièrement les femmes de la maison pour lui donner des images en lui offrant une réflexion qu’elle portait dans leurs yeux. Acceptons de penser qu’elle peut aujourd’hui se soigner. C’est particulièrement touchant.
Non pas « être soigné », mais avoir trouvé la capacité à se soigner.
Dans le mouvement de son parcours, Caroline rencontra aussi l’occasion d’être jalouse. Jalouse d’une autre jeune fille qui venait d’être accueillie dans une famille, qu’elle-même connaissait. Cette jalousie lui donne l’occasion de naître à un désir aussi d’être accueillie dans une autre famille que la sienne.
C’est à la directrice adjointe qu’elle s’adresse pour lui demander d’être sa marraine. L’écoute de cette adresse faite à Claire Beugnet, l’accueil de sa demande, la réponse qu’elle lui offrit sans pour autant répondre directement à la demande, lui fit entendre l’accueil qu’elle méritait et qu’elle avait le droit de recevoir, elle, le vilain petit canard de la famille.
Une directrice peut aussi être comme une marraine, être une figure identificatoire de place parentale, pas que pour elle, bien sûr, mais pour elle, aussi.
Entendre la jalousie et la signifier, et ne pas la condamner parce que la morale la rejetterait, obtenir cette réponse pour elle, semble lui convenir, pour l’instant. C’est tellement idiot de condamner un sentiment, une émotion, puisqu’elle est là, et tellement humaine ! L’avoir vécu et entendu lui permit de reconnaître un désir, celui aussi d’en bénéficier.
Ainsi, pour Caroline, s’ouvre le chemin pour penser la filiation, la sienne, et peut-être s’y retrouver, à une autre place.
Une nouvelle fois nous rencontrons les trois dimensions du travail en protection de l’enfance.
D’abord, c’est un travail autour des limites et de l’appartenance à la communauté (par la loi, rencontrer des interdits qui sont autant de fondements de notre communauté humaine). Pour Caroline, il s’agissait de ne pas s’exhiber.
Ensuite, c’est un travail autour de la filiation, amorcé autour de sa place dans la famille qu’elle n’a pas, mais qu’elle peut commencer à s’inventer autre, avec les siens, et donc les retrouver. La séparation d’avec la famille ne vaut en effet que pour la retrouver, si possible.
Enfin, c’est un travail autour du dépassement, qui pour Caroline prendra la forme d’avoir pu prendre soin d’elle-même.
Nous sommes nécessairement à la place de la figure de l’exemplarité, exemplarité qui au minimum consiste à être sincère et lucide, autant que faire se peut, sur nous-mêmes et à pouvoir penser notre place. Nous sommes effectivement à notre place d’adulte et de transmission, à la place de la transmission des limites sans lesquelles aucun travail éducatif n’est possible. Et la réussite de cette transmission passe aussi par ce qu’est d’abord plus globalement le travail éducatif : « Développer la capacité à penser ».
L’exemple de Caroline nous démontre combien il est nécessaire de maintenir un double point d’appui : se mettre en pensées pour développer la capacité à penser.
Et ce, y compris pour l’apprentissage de la limite, car c’est la condition pour se l’approprier, la faire nôtre, commune, à nous et à eux, ce qui n’exclut pas la contrainte, en toile de fond, si nécessaire. C’est ainsi que nous apprenons à nous autolimiter dans nos pulsions, à nous autolimiter, car il ne saurait ici y avoir de transmission sans capacité à nous appliquer à nous-même ce à quoi nous convions autrui.
Ainsi, avec cette description des scènes vécues par Caroline, et notamment du cheminement positif qu’elle a initiée par des rencontres avec la maîtresse de maison, l’éducatrice, la directrice adjointe, nous souhaitions réfléchir plus précisément sur le positionnement éthique qui est le nôtre dans la relation à autrui, dans la relation éducative.
Notre intention, intention de tous les instants depuis toutes ces années, est de questionner et de réfléchir à ce qu’est « être » éducateur, en prenant le risque de chahuter nos trop nombreuses actions qui s’imprègnent, me semble-t-il, plus du commandement et de la contrainte que de l’invitation à se penser soi dans notre relation au monde et dans le monde.
Et c’est aussi à l’institution de proposer des espaces pour ce faire.
Au niveau du collectif, nous y avons déjà travaillé en créant des comités de pilotage, un Conseil de Vie Sociale, un Conseil scientifique, et particulièrement en donnant en leur sein une place au jeune.
Ceci lui permet en effet d’accéder, de participer, au mécanisme qui fabrique ce qui nous fait vivre ensemble.
De même qu’il s’agit au niveau individuel de développer nos capacités dans la relation duelle, de même s’approprier et avoir une place dans les outils démocratiques mis en œuvre contribuent à prendre un pouvoir sur son existence. Il s’agit bien, ici, de s’approprier les lois qui sont la marque de l’identité de l’institution, parce qu’elle s’inscrit elle-même dans les lois sociales et la civilisation.
C’est aussi en cela que nous nous définissons comme établissement culturel.
Ainsi en est-il d’un nouvel espace fabriqué à la Maison Vive.
Lors de l’une des dernières réunions de travail en équipe préparant la nouvelle saison culturelle en cette Maison, nous réfléchissions à la constitution d’un espace et d’un temps consacrés avec les enfants pour penser sa vie, son rapport au monde, aux uns et aux autres.
En son temps, une éducatrice avait créé cet « espace pour penser » en un autre service et l’idée a ressurgi une nouvelle fois sous la forme, cette fois-ci, d’un « espace pour moi-même ». Espace qui pourra, si l’équipe en convient, être un espace pour soi-même, c’est-à-dire un espace qui intègre l’idée de « penser par soi-même ».
Dans cet atelier et plus généralement, dans toutes situations de rencontre, le Soi donne une présence à l’intersubjectivité.
Cette réunion était l’occasion de s’interroger sur le positionnement de l’éducateur dans cette invitation faite aux jeunes de la Maison. Quelles modalités seraient les plus à-mêmes de ritualiser, sacraliser cette « pensée par soi-même » ? Les réponses furent nombreuses et importantes : à propos de la durée et de la fréquence de cet atelier, la réponse retenue fut une heure par semaine ; à propos de son lieu : il fallait un lieu choisi pour penser la vie de l’institution, ce fut donc la salle du conseil d’administration.
Ce qui s’est pensé à propos de cet atelier aurait pu être symbolique du danger qui guette tout un chacun dans l’institution. La tentation émergea en effet d’en faire un lieu d’évaluation sur les comportements, d’autoévaluation par l’enfant de ce qui ne va pas et qui doit être corrigé.
Une prise de conscience collective eut lieu au cours de la réunion, nous permettant de déconstruire cette idée fausse de l’évaluation, pour y donner le sens désiré par et pour chacun : non pas d’en faire un lieu « d’administré », de comptabilité des ratés ou des manquements, mais de sujet en pensées.
L’institution est bien ici à sa place de création, d’invention, y compris dans ses fabriques internes pour faire des projets, les modifier, la transformer, dans le temps et l’espace du présent de la relation.
Ce qui sera choisi comme positionnement éducatif sera alors le suivant, qui me semble renvoyer directement à « la praxis » et au thème de notre nouvelle saison culturelle : « chemin faisant ».
L’éducateur sera en retrait, dialoguant et invitant avec le jeune – par ses questions qu’il proposera éventuellement – ; non pas jaugeant, mais suggérant des balises, des points d’appui comme matières pour penser ; laissant au processus de penser la possibilité de se développer.
Autrement dit, le « chemin faisant » de la pensée s’active quand l’éducateur a pour seule intention le développement-même du processus de se mettre en penser pour soi-même.
Ceci donne tout son sens au raccourci judicieux et dépaysant de l’intitulé choisi pour cet atelier : « espace pour soi-même ». J’y vois aussi d’ailleurs une occasion, dans l’après-coup, permettant aux adultes de se mettre en pensées pour eux-mêmes, ce que j’encourage et encouragerai toujours.
Se structure ici cet espace partagé, qui me renvoie aussi à ce principe qui m’est cher : lorsque l’on se met en pensée dans la relation avec le jeune, on fabrique de la pensée avec lui. Il suffit de faire cette expérience : lorsque nous le faisons dans la relation de dialogue avec lui, en soi et avec autrui, la pensée se met en marche.
Il en est ainsi de la réflexion, du développement de la capacité à s’extraire et à se penser par soi-même que nous cherchons à transmettre à autrui, et dont nous savons qu’elle est la condition même de l’alternative au passage à l’acte – ce qui concerne les jeunes accueillis autant que nous-mêmes, mais le plus souvent les jeunes qui nous sont confiés.
La parole comme alternative au passage à l’acte, parole comme acte de passage, donc.
Dit autrement, il s’agit aussi de développer en nous ce que nous appelons « la place de tiers », de favoriser le transfert à la « fonction de la parole ».
Nous retrouvons ainsi l’éducation dans ses intentions de transmettre ce qui est universel, ce propre de l’humanité qui nous éloigne, comme nous le disons souvent, de la fascination qu’exercent le symptôme et ses pièges de fixation en miroir. Je recommande à ce sujet de revenir régulièrement à l’esprit qui a prévalu lors des formations que nous avons organisées en interne ces dernières années (voir ici et ici).
Et cet espace se construit, fidèle à ces principes, au fil de la réunion de la Maison Vive.
Faire, c’est penser.
Cet « espace pour soi-même » proposera dans un premier temps la construction de maquettes, que chacun fabriquera pour soi, et qui sera l’occasion de figurer, de donner une forme, une matière, une image pour soi-même des grandes lois de l’Univers, des grands principes du vivre-ensemble.
Et, dans un second temps, après une pause, chacun représentera ces idées sur son cahier spécifique. Dans ce « cahier individuel », chacun exprime des représentations de soi, des représentations de soi liées à l’univers dans lequel nous vivons tous, au moyen de dessins, d’images photographiques, de phrases, de mots.
Ainsi, le trajet pour aller jusqu’aux idées fondamentales initié lors de la fabrication des maquettes, trouve sa mise en signification concrète et personnalisée dans le cahier. Celui-ci devient l’outil permettant à l’enfant en train de penser, d’écrire ou de dessiner sa biographie du moment, et de reprendre le fil de cette narration réflexive semaine après semaine, séance d’atelier après séance d’atelier.
Voilà, me semble-t-il, de quoi penser une praxis, l’occasion d’un chemin faisant, alliant le travail de la main et d’écriture, car faire c’est aussi penser.
Sur ce sujet, Emmanuel Paris m’invitait il y a quelques semaines à lire un texte, ce à quoi je vous convie maintenant car il nous donne une autre définition d’être « expert en quelque chose », proposition plus en accord l’intelligence déployée dans l’exercice de notre métier que l’acception communément admise de l’expertise.
La lecture de l’ouvrage du sociologue Richard Sennett Ce que sait la main. La culture de l’artisanat nous dit en effet l’intelligence du corps de l’artisan, qui sait affiner ses gestes en accord avec la situation en cours d’évolution.
Dit autrement, l’artisan sait intuitivement modifier sa façon de travailler la matière au fil des réactions de celle-ci à ses gestes. Il sait emmener la matière vers l’objet qu’il veut créer à partir d’elle, mais dans le même temps il respecte, il a conscience de ce que cette matière peut ou ne peut pas lui accorder dans l’idée de faire advenir le projet qui les unit.
Etre expert en nos Maisons, c’est donc être rendu habile par l’expérience de la rencontre incessante avec le monde (idée du savoir-faire).
Faire avec.
L’évocation de la création de l’« espace pour soi-même » de la Maison Vive me relie à cette proposition de Richard Sennett.
De même qu’il s’agit aussi de trouver pour soi une position tierce dans la relation éducative, « faire avec » ceux que nous accompagnons me paraît devoir être la condition du chemin faisant.
C’est toute la question de la médiation, elle-même appelant à être tierce dans la relation, médiation que constitue ces comités de pilotage, ces lieux de représentation (Conseil de Vie sociale, Conseil scientifique), tout autant que lorsque je fais un gâteau pour un goûter, entretient le jardin, fais mes devoirs, vais à un spectacle, pratique les activités artistiques aux côtés de l’enfant.
Il est grand temps de continuer à vivre autour de ce que sont nos besoins dans la réalité : manger, aménager son lieu et espace de vie, participer avec d’autres, dans la cité à des chantiers d’archéologie, être acteur culturel sur son territoire, être utile à la communauté, etc.
Ce sont là autant d’actes essentiels qui relient « faire » et « penser » comme espaces de vitalité et de vie.
Je voudrais à présent m’exprimer sur « l’après-rencontre », temporalité aussi importante que celle « d’avant la rencontre » (je me prépare à sa possibilité, et je la rends donc possible et souhaitable), et celle de « pendant la rencontre » (parce que je chemine avec celui que je rencontre, mon chemin s’en trouve modifié, le sien aussi ; nous cheminons ensemble pour le meilleur de nous).
Quel meilleur exemple de l’après-rencontre que ces retrouvailles avec des anciens de notre institution ? Nous avons cheminé avec eux le temps de leur présence en nos Maisons, et les retrouver quelques temps plus tard nous donne de leurs nouvelles, et ainsi réactive le désir de cheminer.
Voici un second récit de vie, nourri d’une rencontre impromptue avec un ancien, et ce qu’elle m’en a inspirée.
La métaphore du voyage.
Il y a quelques jours, nous croisons en ville un ancien, qui a croisé l’institution en 2004 lors d’un séjour Itinérances. Il bénéficia ainsi d’une mesure d’assistance éducative pendant 110 jours. C’était il y a 10 ans.
Il me raconte son parcours depuis, dans le midi puis son retour dans le Nord. F a toujours trouvé du travail. Il est courageux. Il me présente sa compagne et sa petite fille, heureux.
D’emblée il évoque une scène au Burkina Faso : l’épisode du séjour en famille et de sa colère de l’avoir laissé en brousse. Jusqu’à ce séjour, l’on pourrait dire que « Le monde était celui qu’il décidait » et non celui dans lequel il vivait. F ne supportait pas la moindre frustration, était toujours dans la maîtrise, y compris d’ailleurs de ses parents.
Son désir d’aventure et de découverte l’avait décidé au départ, mais se retrouver seul au milieu d’un monde qu’il ne maîtrisait pas, ça, il n’en voulait pas. Il en était défait. Se sentait en défaite, et n’osait pas se découvrir autre. La contrainte qui s’imposait à lui devint pour lui un espace de contrainte, qu’il était contraint d’accepter.
Cette limite l’ouvrit au monde car deux jours après il rencontrait le besoin des autres. C’est par la médiation d’une exposition de photos, dont il était l’acteur (il avait été pris en photo) puis le spectateur (il a vu ces photos), qu’il s’acceptera dans ce nouvel univers.
C’est cet épisode qu’il évoquera pendant ces dix minutes de rencontre sur le parking d’un supermarché.
Je reviens sur cet exemple pour dire l’importance aussi de l’espace de fiction dans la construction de chacun de nous.
Le voyage, F voulait bien s’y risquer, mais l’aventure humaine qu’il a choisie, il n’en mesurait ni imaginait les effets si bénéfiques pour son avenir d’adulte, ce dont il est prêt à témoigner aujourd’hui.
Le voyage est aussi un montage et une fiction. En tant que tels, le voyage nous permet de nous « métaphoriser », de rentrer dans la métaphore, et donc nous offre la possibilité de remodeler notre rapport au réel, aux siens et à chacun.
Il est aussi dans la fonction des éducateurs de pouvoir occuper la place de « métaphorisateur », terme que j’emprunte ici à Macedo*** et sur lequel j’aurais peut-être l’occasion de revenir, en d’autres circonstances.
Enfin pour cette lettre qui marque mon départ de la place de directeur de cette institution, je souhaite revenir aussi à ce texte : Le chemin vers Ithaque du poète Constantin Cafavy, que nous avions collé en 1989 sur ces cahiers individuels qui reviennent aujourd’hui dans cet espace « pour soi-même » de la Maison Vive : Ulysse…
Le chemin, ce qu’offrent le chemin et sa fabrique, comptent plus pour ce qu’il est que ce à quoi il nous mène.
Nous sommes donc bien là dans une « praxis » ; l’acte éducatif intègre aussi une finalité propre à l’action, qui nous concerne en propre, condition même de la transformation sociale et culturelle auxquelles nous prétendons.
C’est ce qui compte aujourd’hui, dans ce temps présent qui s’inspire de l’histoire longue de la vie de notre institution, et que chacun saura inventer.
Eric Legros,
Directeur de l’Institution
* Deux ouvrages ont été des compagnons de route pour cette lettre : O’DWYER de MACEDO H. (2008), Lettres à une jeune analyste, Paris, Stock, coll. « L’autre pensée » ; DOLTO F. et NASIO J.-D. (2002), L’enfant du miroir, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot ».
** Les prénoms des enfants et des anciens cités dans cette lettre sont changés ou anonymés.
*** O’DWYER de MACEDO H. (2008), Lettres à une jeune analyste, Paris, Stock, coll. « L’autre pensée ».