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La maison des enfants de la musique

Lettre de Shila : “Un séjour, une vie à la ferme”

Bonjour chers enfants, comment allez-vous ?

Ce matin, mes chers Henri et Kuttan m’ont accompagné dans la ferme de Joy pour me dégourdir les pattes ; Joy a une très belle ferme non loin de mon petit pré, et j’aime beaucoup lui rendre visite dès que je peux.

La ferme de Joy – comme beaucoup de petites fermes de mon petit pays -, a de nombreux caféiers, jacquiers, hévéas, une vache ou deux, de la culture vivrière, avec le manioc, et aussi le gingembre, le curcuma, les bananiers, les papayers, les cocotiers, les palmiers, les muscadiers, les girofliers, les canneliers, les caféiers, les cacaoyers et bien sûr les plants de poivriers. Sans compter les poules et les cinq oies qui gardent sa maison. Joy, le beau-frère de mon cher voisin Henri, fait aussi des pièces automobiles avec le caoutchouc récolté de ses hévéas. C’est rigolo de voir Kuttan et Henri se régaler avec le manioc et tous les fruits de la maison, on dirait moi, quand je broute mes chères pousses de bambou. Kuttan et Henri se délectent aussi du sagoutier ou “reine sagou”, dont les graines sont pourtant toxiques, et dont les humains de mon petit pays parviennent après une préparation spécifique à faire un met savoureux.

J’aime beaucoup retrouver les vaches, elles sont tellement marrantes quand, étonnées de vous voir arriver, elles semblent réfléchir pour décider si c’est un problème ou si c’est une bonne nouvelle, et puis finalement elles viennent à votre rencontre et marchent à vos côtés même si vous en avez un peu marre de leur proximité :

Henri m’a raconté que par chez vous, chers enfants, vous habitiez aussi une ferme, transformée pour qu’elle puisse devenir votre Maison, et même que l’ancienne porcherie est devenue une salle de spectacle :

Waouuuu, je suis impressionnée. C’est si bien d’habiter une ferme haut-lieu de vos créations. Bravo chers adultes, bravo chers enfants.

Emmanuel, qui téléphonait à Kuttan et Henri pour prendre de mes nouvelles, leur a raconté que certains d’entre-vous alliez vivre des week-ends ou des vacances dans des fermes qui sont spécialisées dans l’accueil des enfants. Que vous avez de la chance, c’est super 😊

Henri et son ami Emmanuel me disent que Miss Claire, leur amie, a une très belle ferme, si chère à son cœur, où elle aime à se ressourcer.

Emmanuel m’a aussi raconté qu’il avait vécu enfant dans un village de peu d’habitants, organisé au rythme de l’activité des fermières et fermiers, avec comme ambiance sonore les caquètements des poules, les meuglements des vaches, la venue intempestive de lièvres, d’hérissons, de faisans, d’écureuils.

Et puis, devenu adulte, sa femme, Miss Armelle, lui a fait découvrir les charmes insensés de la vie de la ferme de Miss et Mister Lamy, à Besneville, non loin de celle du très regretté Gentleman Paul :

Emmanuel me dit aussi que jusqu’à ce satané virus, Miss Armelle et lui adoraient passer le dimanche avec leurs amis, Lady Cécile, Lady Marie-Noelle, Gentleman Pierre, sans oublier bien évidemment Lady Nikita, Lady Chipo, les chevreuils, les chats, dans un village non loin de chez vous où il fait chouette regarder les poules gambader en liberté. “Hâte de les retrouver“, me dit Emmanuel. Que je le comprends.

Henri me raconte qu’il vécut enfant dans une petite ferme du bocage vendéen, avec son cheval breton, le prénommé “Coco”. Henri me dit qu’il passait des heures sur le dos de Coco, trottinant entre les rangs de vigne et aussi de choux, et que ces moments furent pour lui la plus belle école pour observer et comprendre la nature. 

Ah, mes chers enfants, que la symphonie pastorale est belle ; il est tellement important de pouvoir vivre dans ces paysages, ces ambiances, avec ces personnes, les animaux, les arbres, les herbes folles, les potagers, le rythme de cette belle vie au son des plantes qui poussent, des animaux qui s’ébrouent.

Je souhaite que cette vie-là ne disparaisse jamais, et compte sur vous pour maintenir ces espaces de respiration vaille que vaille. Henri m’a dit que certaines et certains d’entre-vous rêvent un jour de tenir une ferme. Sachez que je serai à vos côtés :

Je vous embrasse très fort,

A demain,

Shila

Lettre de Shila : “Ces orchidées qui nous éclairent”

Chers enfants,

Je vous écris parfois des lettres plutôt tristes, décrivant la dure réalité de ce que nous vivons et parfois subissons pendant cette période de pandémie.

Aujourd’hui j’ai le cœur gai, car notre amie Jis, ma voisine et porte-parole préférée pour ce qui concerne la montagne et la vie sauvage, a soutenu avec un grand succès sa thèse de doctorat sur les orchidées.

Quel long chemin parsemé d’embûches, Covid-19 compris, pour en arriver à ce 3 février 2021, jour de la soutenance, à l’université de Madurai, dans le sud de l’Inde :

Dear Uncle,

It is my great pleasure to invite you to my PhD public Viva-voce that is to be held at the Research Centre in Botany, Saraswathi Narayanan College, Madurai- 22 on 03.02.2021 (Wednesday) at 11:00 am through online platform (Zoom).

Title of the Thesis: INFLUENCE OF PHOROPHYTE, HABITAT, AND CLIMATE ON THE DIVERSITY, SPATIAL DISTRIBUTION AND COMMUNITY STRUCTURE OF EPIPHYTIC ORCHIDS IN THE SOUTHERN WESTERN GHATS

Bien sûr, mon ami Henri et son épouse ont suivi, avec stress et puis bonheur, la brillante prestation de leur nièce.

Je suis très fière de Jis et j’agite mes oreilles et je lève ma trompe pour l'”applaudir”, me joignant à tous ses amis.

Jis m’avait déjà donnée un petit aperçu sur l’importance des orchidées, lors d’un précédent courrier :

Jis nous dit que les orchidées nous éclairent sur l’état de notre environnement :

Qui d’autre pourrait mieux expliquer ce lien surprenant que Jis Sebastian , qui s’est donné pour mission d’étudier la riche diversité des orchidées épiphytes dans les Ghâts occidentaux. Jis est une écologiste forestière et fait des recherches sur les espèces d’orchidées en voie de disparition. Elle sensibilise également à la conservation de la forêt et de ces espèces végétales dans les écoles.”

Voilà ce qu’elle nous dit depuis :

Les orchidées sont l’une des plantes à fleurs les plus prospères au monde. Des études scientifiques ont suggéré que toutes les orchidées, qui existent aujourd’hui, sont la progéniture d’orchidées qui ont survécu à la période d’extinction des dinosaures. Dans ce cas, même au milieu de la destruction des écosystèmes, les orchidées ont évolué et se sont diversifiées et se sont rapidement adaptées aux nouveaux écosystèmes, qui ont prospéré après cette période.

Les orchidées ont donc cette incroyable capacité à s’adapter à de nouvelles conditions et à de nouveaux écosystèmes que les autres plantes ne peuvent pas survivre. Par conséquent, cela en fait l’une des familles de plantes les plus prospères. Pendant ce temps, cela garantit leur croissance et leur survie, les chances de diversification ou de formation de nouvelles espèces sont également élevées. En d’autres termes, les orchidées sont très sensibles aux changements du climat et des écosystèmes.

Pour les scientifiques, cela donne l’occasion d’utiliser les orchidées comme un outil pour étudier les changements dans les écosystèmes, l’environnement et le climat.”

La recherche passionnante de Jis sur les orchidées nous invite, chers enfants, à observer également ces fleurs magnifiques qui sont dans la nature tout autour de chez vous, je sais qu’il en pousse à l’état sauvage sur la côte d’Opale et dans votre beau pays boulonnais, essayez de les voir, sans les cueillir, car ces magnifiques fleurs sont protégées.

Jis est une scientifique dans la lignée d’un très grand scientifique dont je vous ai parlé, Mister Darwin, qui fait l’objet de mon admiration, à qui j’ai adressée une lettre :

Savez-vous, chers enfants, que Mister Darwin a beaucoup observé les orchidées. Une orchidée porte son nom, l’orchidée de Darwin, c’est un bel hommage à ce grand botaniste.

Après la parution de son livre majeur, L’origine des espèces, en 1859, et dès 1860, il se consacre avant tout aux plantes et dédie le reste de sa vie à leur étude. Jusqu’à sa mort, en 1882, il publie six livres et soixante-dix articles de botanique.

Il s’intéresse avant tout aux orchidées, que ce soit des climats tempérés ou tropicaux : « elles offrent l’illustration la plus magnifique de sa théorie sur le rôle de la sexualité dans l’évolution ».

Les orchidées sont considérées comme un stade ultime de l’évolution des plantes. Il en existe près de vingt milles espèces, qui ont conquis toutes les régions du globe, des tropiques jusqu’aux pelouses alpines, l’Alaska et le Groenland.”

L’orchidée était vraiment la fleur favorite de Darwin et je suis fière que Jis nous partage cette même passion.

Moi l’éléphante philosophe et très observatrice, je souhaite que mon cher Kuttan, guidé par Jis, m’emmène faire un tour à une cinquantaine de kilomètres de chez moi, dans la montagne des ghats pour admirer nos merveilleuses orchidées.

Chers enfants, je vous fais de gros bisous,

A demain,

Shila

Lettre de Shila : “Les juifs de l’Inde”

Chers enfants,

Dans une précédente lettre, je vous parlais de ces populations nomades de l’Inde et d’Europe, avec des liens très anciens entre eux, les nomades européens ayant des racines en Inde.

Ces populations ont été victimes de la folie humaine, au cours de la deuxième guerre mondiale. Je vous disais ma totale incompréhension :

Je ne comprends pas comment un gouvernement nazi a pris la décision de d’exterminer les nomades chez vous pendant la seconde Guerre mondiale !!!

Les Tsiganes furent l’un des groupes persécutés pour des raisons raciales par le régime nazi et ses alliés dans toute l’Europe.

Les Nazis considéraient les Tsiganes comme “racialement inférieurs” et s’appuyaient sur les préjugés sociaux de nombreux Allemands non nazis à leur encontre. En de nombreux points, le sort des Tsiganes s’apparentait à celui des Juifs. Sous le régime nazi, les Tsiganes subirent des internements arbitraires, furent soumis au travail forcé et assassinés en masse.

Les grands menteurs, dont je vous ai parlé dans la lettre ont décidé l’extermination de tous les juifs, 6 millions d’entre eux ont été assassinés. Une catastrophe appelée la Shoah, la catastrophe.

Pour moi, l’éléphante de Kurichithanam, je ne comprends plus rien, comment des “humains” peuvent devenir de tels criminels.

Dans mon pays, et particulièrement au Kerala, les juifs sont présents depuis plus de deux mille ans :  depuis l’Antiquité, l’Inde abrite des communautés juives qui ont toujours pratiqué leur religion en toute liberté, et dont la caractéristique, au contraire des autres diasporas, est de n’avoir jamais souffert d’antisémitisme.

Tout cela me rend très fière de mon pays , et en même temps dévastée en pensant que l’on peut être condamné à une mort atroce en raison de son appartenance à une tradition religieuse ou à une population de nomades.

À 52 kilomètres de chez moi, à Cohin (Kochi), il y a un quartier de la ville, appelé Jew town, la ville juive. Mon voisin Henri aime beaucoup visiter ce quartier commerçant, où le parfum des épices est délicieux et où viennent des touristes du monde entier, visiter la synagogue, acheter des souvenirs et flâner le long du port, avec ses chinese nets, filets de pêche type carrelet.

Il me disait qu’il y 40 ans, les familles juives tenaient les magasins du quartier. Aujourd’hui ces familles ont disparu, les jeunes ont quitté l’Inde, soit pour Israël, soit pour d’autres pays. Ce sont les commerçants cachemiris qui ont pris la relève.

Pour comprendre l’histoire des juifs de l’Inde, il nous faut remonter à l’antiquité. Je vous ai parlé des routes du bout du monde de l’antiquité à nos jours dans une précédente lettre, avec la référence à un livre :

 “Ce livre incroyable est Le Périple de la mer Érythrée, il décrit avec précision la navigation et les opportunités commerciales entre les ports romains, égyptiens, ainsi que les ports de l’Afrique orientale et de l’Inde.

C’est avant tout par le commerce du poivre et des épices que les juifs sont arrivés au sud de l’Inde, il y a 2000 ans :

L’Inde abrite des Juifs depuis des temps immémoriaux. Ceux de Cochin, dans le sud-ouest du pays, s’y seraient installés il y a au moins deux mille ans. Il s’agit de marchands ou de réfugiés fuyant Jérusalem, conquise par les Romains. Il y a aussi parmi eux des agriculteurs, des soldats. Des Juifs ibériques, expulsés d’Espagne, les rejoignent au XVIe siècle. Pour la plupart prospères, ils sont bien vus dans la société indienne et conservent leur identité juive. Leur belle synagogue dite « Paradesi » « des étrangers » a été fondée en 1568.”

Les juifs de l’Inde vivent dans les ports, ce sont pour la plupart des commerçants.

Cochin (Kochi) et Bombay (Mumbai), qui sont des grands ports de l’Inde, ainsi que les ports de Surat, au Nord-ouest et Calcutta (Kolkata) au nord-est sont les principaux lieux où se sont installées les communautés juives.

Monique Zetlaoui, historienne, explique de façon très intéressante, l’histoire du judaïsme en Inde dans une vidéo conférence.

Cette belle histoire est reprise dans l’article suivant :

Ce qui me réjouis, moi l’éléphante très intéressée par la vie de mon pays et du monde, c’est de voir comment mon petit pays du Kerala a depuis toujours été un carrefour où, grâce au commerce, des gens venus de très loin se sont installés ici. Leurs traditions ont été respectées, ils ont appris la langue dravidienne qu’est le Tamoul ainsi que le Malayalam.

Ici, au Kerala, on appelle avec beaucoup de respect ces gens venus, il y a très longtemps du Moyen-Orient, juifs et arabes ainsi que chrétiens syriaques, les Mapillas :

“”Mappila” (“le grand enfant”, synonyme de gendre / époux) était un titre respectueux et honorifique donné aux visiteurs étrangers, aux marchands et aux immigrants de la côte de Malabar par les hindous indigènes. Les musulmans ont été appelés Jonaka ou Chonaka Mappila (“Yavanaka Mappila”), pour les distinguer des Nasrani Mappila (Chrétiens de Saint Thomas) et du Juda Mappila ( Juifs de Cochin ).”

Ce qui est formidable au Kerala, c’est que la tolérance fait partie des gènes, les composantes de la société keralaise sont, comme vous le voyez, très diverses et très anciennes.

Il semble malheureusement que les Juifs du Kerala soient presque tous partis soit en Israël soit dans d’autres pays du Commonwealth, depuis 1948, à la création de l’état d’Israël.

Il reste quand même des lieux de mémoire très importants tels que la synagogue paradesi de Cochin et celle de Paravur, à quelques kilomètres au nord de cochin.

La synagogue de Paravur, qui était à l’abandon, a été transformée, par le gouvernement de l’état du Kerala, en musée de l’histoire des juifs.

Voilà, chers enfants, un petit aperçu qui montre comment, à l”inverse de beaucoup de pays dans le monde, mon petit pays est un lieu où l’ autre, quelle que soit sa différence, est respecté. Comme le disait un journaliste de votre pays, présentant le Kerala, sur l’émission Thalassa, le Kerala a parfumé le monde, (par son poivre, ses épices), sans jamais perdre son âme.

La tradition matriarcale nair du Kerala a même influencé la synagogue de Cochin, comme le souligne Monique Zetlaoui, car c’est la seule synagogue, avec celle d’Ouzbékistan, où les femmes ont une place particulière.

 Je vous fais de gros bisous et surtout prenez soin de vous,

A demain,

Shila

Lettre de Shila : “Ré-enchanter le monde”

Bonjour chers enfants, comment allez-vous ?

Ce matin en m’apportant mes chères pousses de bambou pour mon petit-déjeuner, mon cher Kuttan m’a raconté qu’à certains endroits du monde, la campagne de vaccination était considérée comme suffisante pour rouvrir les parcs d’attraction.

Humm, si je comprends bien, certes ces lieux d’enchantement ouvrent enfin après des mois de fermeture, mais il n’est pas encore question de monter à bord des manèges d’éléphants volants.

Moi l’éléphante philosophe me demande si, dans ces conditions encore incertaines, nous pouvons prétendre à nous amuser, nous émerveiller, nous sentir dans un décor et une ambiance qui nous transportent hors du temps et nous donnent la banane, le sourire aux lèvres.

Mon cher voisin Henri, qui venait me saluer, me dit que pouvoir remonter dans les manèges n’est pas la seule pratique pour avoir la joie dans le cœur et dans les yeux.

S’il est vrai que l’enfance aspire à naviguer à bord de ces tourniquets magiques faisant “pshitt”, faisant “pfuuu”, avec de la musique entrainante et des parents qui à chaque tour sourient et félicitent, il existe, me dit Henri, d’autres moments d’émerveillements bien loin des parcs d’attraction :

Je suis d’accord : de regarder la petite grenouille au bord du ruisseau longeant mon petit pré m’amuse et m’égaye chaque matin, et tout cela pour pas un rond, sans “pshitt“, sans “pfuuu“, mais avec des “croaaaa croaaaa“.

Emmanuel, qui téléphonait à Henri pour prendre de mes nouvelles ainsi que d’Henri et de sa famille, m’a raconte qu’il travaillait autrefois dans la banlieue de votre grande capitale.

Si j’ai bien compris Emmanuel, cette banlieue est réputée comme déshéritée, le dernier endroit peut-être où l’on pourrait espérer être enchanté, un endroit où, comme dans mon pays, il y eut, il y a des bidonvilles :

Quand on écoute ces personnes ayant vécu, ou qui vivent encore dans des conditions très difficiles, les souvenirs de leur enfance s’ils veulent bien les raconter tant la peine est importante et justifie d’essayer de l’oublier, parlent pourtant d’espièglerie, de liberté, à l’image des cabanes que vous fabriquez pour vous créer des petits lieux à vous.

Emmanuel me dit que le “bidonville”, ce village éphémère que l’on retrouve hélas à travers le monde, que ce soit un monde riche ou un monde pauvre, est malgré tout un espace de valeurs.

Emmanuel m’a ainsi raconté quand Abdel, bidonvillois de La Courneuve, à trois cents kilomètres de chez vous, a accepté de se souvenir de sa vie en cet endroit :

“Que vous inspirait la nature ?

Abdel  : Déjà y’avait les champs, les terrains vagues, aujourd’hui c’est pas pareil c’est plus structuré. Mais nous on pouvait gambader, faire des arcs, découper toit des voitures pour faire petites barques sur une petite rivière. Et des fois elle débordait et faisait des petits lacs. Y’avait des endroits on faisait des cordes à tarzan dans les arbres, on avait une sensation de liberté qu’on a pas là. C’est vrai que y’a de la joie dans les souvenir, il n’y a pas de souffrance. C’est vrai que mon père travaillait donc on n’avait jamais vraiment faim, on savait que c’était juste mais on se débrouillait.

Des animaux ?

Abdel : Y’a des gens qu’avaient des poules. Y’avait des oiseaux. Y’avait de la boue, les gens avaient leurs bottes pour rentrer dans le bidonville et en sortant (près du bus 150) ils les enlevaient. J’ai un souvenir de la rivière et une retenue d’eau qui débordait parfois. La boue dans les allées, j’ai souvenir d’incendies à cause des bouteilles de gaz. Bah oui aussi des fois y’avait des règlements de comptes. Mais ce n’était pas que des règlements de comptes en différentes ethnies, des fois c’était aussi des bagarres au sein même d’ethnie. Et quand y‘avait c’était assez violent, c’était pas des petites choses.

Y’avait pas d’arbre ?

Abdel : Je sais, je n’ai pas trop de souvenir de forêt en tout cas. Je sais qu’il y avait un grand arbre sur lequel on installait la corde à tarzan mais c’est tout.

Vous diriez que vous avez grandi dans la nature ?

Abdel  : Oui en partie oui. On sentait cette liberté oui, cette liberté au niveau des espaces et faire ce que l’on a envie vraiment. Parce que maintenant y’a beaucoup de restrictions sur tout, des règles, il faut que tout soit rentré, etcetera. Y’a plus cette partie pour qu’on puisse gambader, des petites choses sans qu’on vienne vous casser les pieds quoi. Aujourd’hui y’a beaucoup de choses qui sont interdites.

La nature était-elle synonyme de liberté ?

Abdel : Oui.

Du bidonville d’Abdel, aujourd’hui n’existant nulle part car un grand parc a été construit depuis à sa place, est née une stèle à l’exact emplacement de là où, enfant, il vécut ; pour que tout le monde puisse se souvenir combien ce lieu de rien raconte lui aussi l’aventure de la vie :

Emmanuel me dit qu’il ressentit le même sentiment de gratitude dans la nécropole royale non loin du bidonville disparu, nécropole où reposent plus de quarante rois, trente reines de votre contrée. Et aussi quand il est entré, aux côtés d’un archéologue, à moins de deux kilomètres de ce haut-lieu royal, dans une crypte oubliée de tout le monde avec des sarcophages pourtant vieux de près de deux milles ans, des gravures sur leurs flancs qui racontent l’influence de l’Egypte des pharaons lors des premiers temps de l’âge chrétien  :

Très ému et bavard, Emmanuel me raconte sans pouvoir s’arrêter la découverte d’un abreuvoir datant du XIIIème siècle sous le terrain de foot municipal, alors que des enfants sont en train de s’entraîner et à quelques hectomètres du site du bidonville qui n’existe plus, à quelques centaines de mètres de la crypte oubliée, à un kilomètre de la nécropole royale.

Emmanuel me dit qu’il sera à jamais reconnaissant de M. Gaborieau, archéologue municipal de La Courneuve, des étudiants de l’université pour laquelle il travaillait avant de vivre avec vous, avant de rencontrer Henri, tant toutes et tous voulurent à l’époque célébrer avec lui et ensemble les richesses extraordinaires cachées dessous le bitume des routes, derrière des façades sans âme, au coin de carrefours embouteillés, pour faire de ces lieux des raisons d’être assurés de la beauté de la vie.

Henri me dit que Monsieur Olivier, élève de Monsieur Jean-Paul, membre de votre Conseil scientifique, a beaucoup réfléchi à ces petites choses tellement importantes qui ré-enchantent le monde, si l’on veut bien les redécouvrir :

Mes chers enfants, que ces trésors en permanence disponibles pour qui sait les voir et les partager sont une bonne nouvelle.

Quand bien même la vie est compliquée, âpre, par les accidents de la vie, par les catastrophes, elle offre aussi et dans le même temps son recours ; des enchantements inattendus qui soignent et consolent – et de loin ! – notre amertume, notre désillusion, notre sentiment d’impuissance.

J’ai pensé pour célébrer ensemble ces joies venues de toutes parts, du plus faible au plus puissant, de la terre moquée à la terre survalorisée, cette chanson, issue du pays des volcans à près de deux milles kilomètres de chez vous ; là où, me dit Henri, beaucoup de vos aïeux sont allés pêcher, souvent par vents mauvais :

Je vous embrasse très fort,

A lundi,

Shila

Lettre de Shila : “La flemme”

Bon chers enfants, comment allez-vous ?

Aujourd’hui j’ai la flemme de vous écrire, aussi je vous envoie sans explications un extrait d’un livre que m’a lu hier soir mon cher Kuttan, et qui m’a beaucoup faite ruminer… :

« Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle dans la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance. »

… Ainsi que la douce musique que mon cher voisin Henri mettait sur le tourne-disque de son patio au moment de cette lecture :

A vendredi,

Bisous,

Shila

Lettre de Shila : “Chère Shila, nous t’écrivons cette lettre (ah l’écriture !!)”

Bonjour chère Shila, la plus sympa des éléphantes,

Nous nous connaissons depuis déjà de nombreuses années et nous avons le bonheur de nous retrouver chaque année à Kurichithanam où tu vis à un kilomètre de Kudakkachira où je passe mon séjour en famille.

J’ai eu l’honneur d’être ton porte-parole pour d’abord expliquer l’importance très grande des éléphants au Kerala et en Inde.

Mes débuts dans l’écriture étaient laborieux : comment expliquer aux enfants la vie des éléphants en Inde, comment décrire la nature et l’environnement qui les entourent, comment faire sentir l’ambiance de la vie au Kerala et en Inde ?

Pour cela, j’ai été aidé au départ, par Jis, chercheure en conservation de l’environnement et écologie. Elle m’a donnée des pistes importantes à approfondir sur la vie des éléphants :

« Hier, Jis Sebastian, la nièce charmante de mon voisin Henri, lui a écrit à propos des lettres que je vous envoie.

Jis Sebastian est scientifique et connaît bien nous autres, les éléphants. Henri m’a fait lire la lettre de Jis Sebastian… Houlala, good luck cher Henri :

“Cher Oncle, n’hésite pas à parler des caractéristiques biologiques, des habitudes dans les forêts, de l’importance de l’éléphant dans la forêt, des habitudes alimentaires dans les habitations humaines, des routines quotidiennes, de l’interaction avec les gens et les enfants, etc. Je peux faire des commentaires si vous envoyez le premier projet

Ensuite, vous pouvez raconter l’histoire de la vie et la biologie des éléphants. Par exemple, les différences entre les éléphants d’Afrique et d’Asie, des faits intéressants tels que les éléphants ne peuvent pas sauter, les bébés éléphants perdent leur première série de dents et de défenses tout comme les humains, l’espérance de vie de 70 ans, une longue grossesse de 22 mois, la sieste en position debout, la musth chez les mâles etc. »

Ainsi pour mieux te connaître, chère Shila, j’ai dû faire des recherches sur la grande famille des éléphants.

Puis sont venus les moments d’échange de courriers entre toi et les enfants qui te posaient des questions précises sur ta vie, ton alimentation et aussi sur ton langage et aussi sur ton environnement, écoles…

Cela m’a permis, en ma qualité de porte-parole d’ouvrir et de sortir de ton pré pour aller visiter l’école KR Narayanan à Kurichithanam puis de parler de ton voisin qui a donné son nom à l’école et qui fut le premier président de l’Inde issu des dalits

Emmanuel, porte-parole et en même temps cornac boulonnais, réussit à maintenir le cap, ce qui n’est pas toujours évident. Il soutient l’effort de l’écriture et apporte une grande contribution, ce qui me permet de continuer.

Le plus difficile reste à intéresser les enfants, tout en souhaitant apporter cette attention à la vie de ton pays, que tu nous permets de mieux connaître et de partager ta fierté et ton intérêt passionné pour l’Inde.

Voilà ce que je peux dire de l’écriture et du rôle de porte-parole de la plus gentille des éléphantes.

Bisous

Henri

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Bonjour chère Shila, la plus sympa des éléphantes,

Tout a commencé quand, un jour après une réunion de travail avec Henri pour le meilleur des enfants, Henri m’a montré des photos de toi. Je t’avoue que j’ai fait des sorties papiers, que j’ai mises au mur de mon bureau, pour que je puisse te regarder chaque jour.

Un jour, pendant le début du premier confinement au printemps dernier, un enfant qui était dans mon espace de travail a montré tes photos en demandant : « Qui c’est ? », et je lui ai raconté ta belle histoire, que m’avait narrée Henri.

Le soir même, j’ai écrit à notre cher Henri pour lui proposer que tu écrives aux enfants chaque jour. Ta première lettre a été publiée sur notre site le 21 mars 2021, soit quatre jours après le début de notre premier confinement, et tu nous as depuis chaque matin gratifié de ta plume, hors interruption des vacances scolaires. A ce jour, cela fait plus de deux cents vingt lettres.

Avec Henri, nous nous sommes amusés à un petit calcul.

Si l’on accepte de considérer l’article ““Lettre de Shila : “Les élections municipales au Kerala en décembre 2020, pour une gouvernance participative””, paru le 14 janvier 2021 comme base de référence moyenne (1510 mots écrits pour cette lettre), cela signifie que tu as écrit 335 220 mots depuis le 21 mars 2020, date de ta première lettre.

En prenant pour repère l’article ci-après qui conseille les apprentis écrivains pour la publication de leur premier roman, cela signifie que tu as virtuellement d’ores et déjà publié 2,68 romans de 500 pages chacun, qui est le format d’édition le plus élevé pour un premier roman (on pourrait décliner ce calcul selon des nombres de mots par roman moins élevés, mais plus normaux pour des premières publications) :

Pas mal chère Shila 😊

Il faut remercier Henri, Jis, Maki, Francis qui ont accepté d’intégrer ton équipe de porte-parole.

Pour ma part, te proposer des lettres fut comme une bouffée d’oxygène, car penser à toi, penser aux enfants, penser à toi qui pense aux enfants, penser aux enfants qui pensent à toi, c’est trouver les raisons de maintenir une curiosité, une ouverture sur le monde, forcément rétrécies en ces temps de confinements, de stress dû au Covid.

Et puis, t’écrire, c’est tellement joyeux.

Il faut te dire que dans mon métier, je suis amené à écrire depuis des années et des années. J’adore écrire, je trouve cela aussi chouette que dessiner, peindre ; c’est vraiment honorer ces drôles de choses qui pendouillent au bout des bras des humains, et que l’on appelle « les mains », « les doigts ». C’est sans doute pour toi une excentricité, puisque tu écris bien avec tes grosses pattes sans doigts. Mais sache que pour les humains ce n’est jamais évident d’écrire, de dessiner, de peindre. Cela peut parfois intimider même si l’on a très très envie de s’y essayer pourtant.

Alors chère Shila, je te dis un merci de tous les instants devant mon cahier d’écolier, à la recherche d’une lettre qui pourrait te plaire. Je te remercie aussi mille fois pour la recherche d’images associées à tes lettres, grâce à Internet, ce sont comme des fenêtres ouvertes sur le passé, le présent, le futur, les quatre coins du monde. J’ai beaucoup appris de la richesse de la vie grâce à ces lettres : apprendre sans cesse, voilà un grand privilège.

Henri et moi, pour t’exprimer notre affection, avons repensé à la divine Madame Anoushka Shankar dont tu nous a faite l’éloge à juste titre hier. Nous te proposons à notre tour deux artisans du son, natifs d’Outre-Atlantique et qui s’appellent Messieurs Daniel Lanois et Rocco DeLuca.

Disons que c’est un clin d’œil indéfectible de tes deux porte-plumes :

Bisous,

Emmanuel

Lettre de Shila : “Une question de chiffres”

Chers enfants,

Dans une précédente lettre, je vous parlais de mon intérêt pour les chiffres et les mathématiques et je faisais bondir mon voisin Henri et son ami, qui est aussi mon ami, Emmanuel.

J’ai su qu’ils ont toujours eu un peu de mal avec les mathématiques. Ne vous découragez surtout pas, chers enfants, car les chiffres ont une grande utilité. Je vous disais alors la chose suivante, excusez-moi de me répéter :

Ah, mes chers enfants, moi l’éléphante philosophe me dis que les mathématiques nous aident à saisir ce qui est vrai, ce qui est faux.

Une fois dit cela, je suppose qu’il est bel et bon de regarder tous ces calculs annonçant le cours de nos vies avec certes bienveillance, mais sans oublier curiosité, étonnement.

Les additions, les soustractions, les divisions, la volonté de maîtriser tout ce qu’il pourrait se passer, sont comme des continents mystérieux à découvrir ou redécouvrir chaque jour, y compris en reconnaissant qu’aussi importantes soient les mathématiques, elles peuvent nous tromper si l’on n’y prend pas garde.”

Dans ma lettre, je vous parlais de Monsieur Quetelet dont les recherches mathématiques ont été fructueuses pour des millions d’êtres vivants. En Inde, Monsieur Mahalanobis, grand mathématicien a poursuivi dans le même sens.

J’en profite pour vous rappeler que c’est Monsieur Brahmagupta, mathématicien et astronome indien qui a découvert le « zéro » :

Le zéro a été inventé en 628 en Inde. Le mathématicien et astronome Brahmagupta dessine le vide, le néant, le rien. Il invente un signe pour l’absence et ouvre le chemin de la représentation de ce qui n’était pas représentable jusque-là.”

Comme je vous le disais, les mathématiques ont une grande importance pour distinguer le vrai du faux.

Aujourd’hui, dans la situation dramatique de la pandémie, vécue dans le monde entier et particulièrement dans mon pays, les chiffres ont une grande importance. Ils permettent de suivre l’évolution de la pandémie.

Dans mon pays adoré, qui souffre gravement aujourd’hui, il existe une bataille autour des chiffres tant au niveau des contaminations que des morts. Mon cher voisin Henri m’a envoyé pour vous un article qui montre qu’on abordait ce problème déjà en juin 2020 :

Les scientifiques ont besoin des chiffres les plus exacts possibles pour travailler, ainsi trois cents scientifiques indiens ont demandé, dans un courrier, au premier ministre de l’Inde de leur fournir les données épidémiologiques clés :

L’administration de M. Modi a souvent été critiquée par des économistes, des scientifiques et d’autres chercheurs pour ses données opaques ou retardées.

Cela comprend les statistiques sur la criminalité attendues en 2017 mais publiées à la fin de 2019 ; un rapport divulgué montrant une flambée du chômage qui a été démentie par le gouvernement avant les élections de 2019 mais confirmée après le vote ; et plus récemment, les législateurs ont nié avoir des données sur le nombre de migrants pauvres tués alors qu’ils rentraient chez eux lorsque M. Modi a verrouillé le pays à court préavis l’année dernière.

La demande d’une diffusion plus large des données liées aux coronavirus gagne en urgence car l’Inde est saisie par une deuxième vague féroce qui risque de créer de nouvelles souches mutantes si elle est autorisée à se propager sans contrôle.

Les scientifiques ont également demandé à M. Modi de “financer et d’élargir de manière adéquate le réseau d’organisations” pour collecter des données de surveillance à grande échelle.

« Sans une telle collecte de données et une publication en temps opportun, nous ne serons pas en mesure de gérer efficacement Covid-19 », ont-ils déclaré.”

Pour moi, éléphante philosophe persuadée que les mathématiques nous aident à mieux saisir la réalité, je lève ma trompe, comme vous, vous croisez les doigts, pour que la santé et la survie des gens l’emportent sur les autres calculs.

Mon cher voisin Henri me dit qu’un mathématicien indien, interrogé par le journal britannique « The Guardian », s’explique sur les chiffres :

Murad Banaji, un mathématicien qui a modélisé la pandémie de Covid-19 en Inde, a déclaré que « de multiples flux de preuves montrent que le sous-dénombrement des décès de Covid est un gros problème en Inde ». Il a ajouté : « Avant de commencer à nous féliciter du faible taux de mortalité de l’Inde, la première chose à préciser est que nous n’avons pas une bonne idée du nombre de personnes qui meurent de Covid dans le pays. »

Selon les estimations de Banaji, le nombre de morts en Inde devrait être au moins trois fois plus élevé que les chiffres officiels….

« Si nous ne disposons pas des données nécessaires pour comprendre pleinement ce qui se passe actuellement avec cette pandémie », a déclaré Banaji, « comment l’Inde peut-elle se préparer pour l’avenir ? »”

Voilà, chers enfants, où j’en suis de ma réflexion sur les chiffres qui ne cessent d’abonder en cette drôle de période que nous vivons.

Je dois dire aussi que le gouvernement de gauche, dirigé par les communistes, dans mon état du Kerala viennent de remporter à nouveau les élections. Tous les cinq ans, nous avions l’alternance, c’est donc une première chez nous, c’est à souligner. Les résultats sont tombés le 2 mai, près d’un mois après les élections qui ont eu lieu début avril.

J’ai cru comprendre que la priorité du gouvernement n’est pas de fêter, mais bien de consacrer toute l’énergie à la lutte contre le virus qui ne se limite pas aux grandes villes de l’Inde, mais qui atteint même mon village de Kurichithanam.

J’espère pouvoir bientôt vous donner des nouvelles moins tristes.

Chers enfants, intéressez-vous aux mathématiques et prenez bien soin de vous.

Je vous fais de gros bisous.

A demain,

Shila

Lettre de Shila : “En mémoire de Quinquin”

Bonjour chers enfants, comment allez-vous ?

Hier je vous racontais combien demain, 8 mai, est une date importante du souvenir tant elle revient sur une guerre atroce.

Mon cher voisin Henri m’a racontés ses souvenirs familiaux ; il en fallait du courage pour ses aïeux tant les conditions de vie étaient difficiles en raison des interdits posés par les soldats du dictateur, et par la police de votre pays soumis à aux délires sécuritaires de l’occupant.

Brrrr… Que cette ambiance de l’époque me révulse ; tout le monde devait suspecter tout le monde d’être un ennemi en puissance, tout le monde devait s’accommoder avec sa conscience : vivre libre, ou accepter de renoncer à sa liberté.

Henri m’a expliqué que ce fut une période sombre car il fallait choisir son camp quel que soit son âge, du plus jeune au plus vieux, au risque d’être emprisonné ou de mourir.

Quel que soit son âge ? Ah non, les enfants n’ont pas à être impliqués par les guerres d’adultes, ça ce n’est pas possible.

Henri me dit que, si : malheureusement, des enfants furent acteurs de cette guerre, enrôlés au nom de la valeur sacrée de la liberté.

Ainsi de Marcel Pinte, alias « Quinquin » son petit surnom de résistance, reconnu aujourd’hui comme le plus jeune résistant de votre pays à l’envahisseur.

Emmanuel, l’ami de mon cher voisin Henri, m’a envoyé pour vous un beau reportage qui raconte son histoire, dite par son descendant :

« Parmi les combattants, dès l’âge de 5 ans, Marcel se voit confier des missions délicates.

Marcel était un agent de liaison, c’est-à-dire qu’il effectuait des transmissions, il acheminait des messages dans les fermes, les granges, ou dans des points relais. C’est-à-dire qu’il portait le message jusqu’au point relais et là une autre personne emmenait le message encore plus loin.”

Marcel, surnommé Quinquin par les maquisards, n’a pas son pareil pour passer inaperçu sur les chemins de traverse. En marchant, Marcel a pourtant l’habitude d’entonner des chants de la résistance, mais jamais les allemands n’ont repéré le bout de chou.

Le 19 août 1944, le destin le rattrape. Un parachutage d’armes, une balle est tirée accidentellement par un maquisard, Marcel s’effondre.

“J’imagine que ça a été beaucoup d’émotions, et puis il faut se remettre dans le contexte, ils ont vécu toute la guerre, le petit Marcel a fait toute la guerre. On est à quelques jours de la libération de Limoges, des moments décisifs. Ils vont vers la victoire et cet accident arrive à ce moment-là.”

Marcel Pinte meurt quelques heures plus tard dans les bras de sa mère. »

Mes chers enfants, quelle triste histoire.

Moi, l’éléphante philosophe, me demande comment ce petit enfant a pu trouver en lui un si grand courage ?

Et je rumine aussi la question de savoir si les adultes sont en droit de vous placer dans de telles circonstances, pour lesquelles vous devenez des héros au risque de votre vie.

Chers enfants, j’ai réfléchi, j’ai ruminé.

Voici ce que je pense.

Il ne s’agit pas d’attendre de vous que vous fassiez preuve d’héroïsme, ressource en soi que l’on puise à l’extrême pour faire acte de courage, mais, comme je l’essaye par mes lettres qui racontent à ma façon le monde tel qu’il a été, tel est, tel qu’il va, de permettre de nommer durant ces moments de profond découragement, voire de désespoir : la possibilité permanente de trouver en soi les ressorts pour les surmonter.

Pour nous en souvenir et exprimer le refus que cela puisse de nouveau avoir lieu, j’ai pensé à ce chant ; sur la plage, des enfants et des parents avant une bataille terrible à mi-distance entre chez moi et chez eux, chez vous durant cette guerre atroce :

Je t’embrasse très fort Quinquin, je vous embrasse très fort,

A lundi,

Shila

Lettre de Shila : “Persuader pour le meilleur ou pour le pire”

Bonjour chers enfants, comment allez-vous ?

Emmanuel, l’ami de mon cher voisin Henri, me dit que souvent dans vos maisons, vous sollicitez vos chères éducatrices et éducateurs pour arbitrer des différents entre vous. Si j’ai bien compris, quand il y a un problème, vous leur dîtes : « Untel a dit cela de moi, et je ne l’ai pas supporté ». A la recherche de qui dit vrai, qui dit faux, l’éducatrice ou l’éducateur demande alors à l’autre enfant dénoncé son point de vue, et il répond avec autant d’aplomb : « C’est même pas vrai, c’est que des mensonges ».

Hummm, quel embrouillamini.

Je n’aimerais pas être à la place de votre éducatrice ou éducateur pour discerner le vrai du faux. Souvent, me dit Emmanuel, les adultes préfèrent temporiser et éloigner l’un de l’autre les deux protagonistes. Il semblerait qu’à la longue, ces incidents se résorbent d’eux-mêmes ; vous constatez par vous-mêmes que le conflit entre vous ne résout rien.

Cela me rappelle la lettre que je vous ai envoyée lundi, remarquant la difficulté parfois de Grand-mère éléphante quand le troupeau barrit plus fort que d’habitude, qu’elle a un peu de mal à faire entendre sa voix pour faire respecter la plus sage des décisions, mais qu’elle y arrive finalement en prenant son temps, en attendant que les cris retombent :

Mon cher voisin Henri m’a raconté que samedi qui vient, vous allez vous souvenir d’une guerre atroce, qui a fait encore plus de mal à tout le monde que celle dont je vous ai parlée voici quelques mois comme chaque année à la même date :

Encore une guerre mondiale, si peu de temps après ? Ce n’est pas possible. Les humains n’apprendraient-ils jamais de leurs erreurs ?

Henri m’a expliqué qu’hélas, en effet, peu de temps après cette guerre-là, a eue lieu malheureusement une seconde guerre, encore plus meurtrière que la première.

Henri me dit que cette guerre a été provoquée par des personnes qui disaient de très grands mensonges, mais qui étaient considérés par plein de personnes comme disant des vérités au nom desquelles il fallait se battre, tuer. Par chez vous, si j’ai bien compris Henri, ces grands menteurs étaient réputés pour avoir une emprise incroyable sur les foules rassemblées ; ils étaient influents.

Par chez moi aussi à cette époque, des combats atroces dans toute l’Asie ont été justifiés au nom de l’intérêt supérieur d’un pays, d’un empereur considéré comme une divinité.

Même pouvoir de persuasion, même crise inacceptable.

Humm, je vois qu’il n’y a pas que chez les animaux qu’existent les prédateurs d’autant plus puissants qu’ils embobinent leurs proies avec une incroyable facilité. Henri m’a dit qu’un dessin animé que vous aimez bien, adaptant au Cinéma le livre d’un écrivain dont je vous ai parlé, Mister Kipling… :

… Racontait combien le serpent Kaa et le tigre Shere Khan pouvaient, dans la jungle à côté de mon petit chez moi, tendre maints pièges par leurs paroles séduisantes à des victimes crédules, à commencer par Mowgli, le petit d’homme.

Mais alors, il n’y a rien à faire pour se défendre quand quelqu’un malfaisant vous dit des choses qui vous plaisent, au risque de vous perdre vous-mêmes ?

Emmanuel, prévenu par Henri de ma confusion, m’a raconté que vous autres, les humains, avanciez dans la compréhension des mécanismes du mensonge, pour mieux vous en défier. Emmanuel me dit aussi que des chercheurs comme Monsieur Eric, membre de votre Conseil scientifique, étudient comment un petit dérèglement devient une grande catastrophe. Souvent chez les humains, observent les scientifiques, ce petit dérèglement menant à des tragédies vient quand vous préférez croire ce qui est faux car c’est plus désirable, que ce qui est vrai car ce n’est que raisonnable.

Mes chers enfants, je ne sais pas si toutes ces recherches permettront d’éviter d’autres guerres terribles. Je me dis seulement, moi l’éléphante philosophe, que si le mensonge semble plus puissant que la vérité, la vérité finit par gagner toujours à la fin tant elle a des vertus que le mensonge n’a pas.

Pour renforcer ma conviction, Henri me dit qu’un grand auteur, aussi talentueux que Mister Kipling : Mister Charles Chaplin, a inventé une belle histoire, intitulée “Le dictateur“, peu de temps avant le début de la seconde guerre mondiale.

Dans ce film, Mister Chaplin a beaucoup réfléchi au mensonge, à l’influence, et a créé deux personnages semblables, l’un nommé “Adenoïd Hynkel“, caricature du méchant dont je vous ai parlé et qui existait pour de vrai du côté de l’Allemagne, votre pays voisin, et l’autre un barbier lui aussi de cet endroit du Monde, qui lui ressemble trait pour trait, a les mêmes talents oratoires, mais qui est mû par des valeurs humanistes contrairement à son double maléfique.

Alors, chers enfants, cela n’est qu’un film, mais je trouve cela intéressant, important, de comparer les deux personnages quand ils prennent la parole.

Mon oreille d’éléphante entend d’eux le même pouvoir de persuasion. Ils convainquent toutes celles et tous ceux qui les écoutent de faire ceci ou cela, mais l’un fait le mal, l’autre le bien.

Emmanuel m’a dit que l’on a retrouvé dernièrement les cahiers de Mister Chaplin, où il écrivait quelques mots pour préparer la scène du discours du barbier, du discours du bien.

Les mots de Mister Chaplin pour cette scène sont soigneusement consignés par ses soins dans un cahier daté du 5 juin 1940, c’est-à-dire au moment où votre pays était envahi pour de vrai par des soldats à la botte du dictateur inspiré par Mister Chaplin.

Ces mots de résistance à la méchanceté sont :

Raison. Bonheur. Gentillesse. Humanité. Beauté. Imagination. Bonté. Progrès. Tolérance. Liberté. Aventure. Amour. Science. Démocratie.

Chers enfants, ce sont des mots essentiels.

J’espère que, comme moi face au tigre Shere Khan ou au serpent Kaa, vous vous en en souviendrez pour ne pas donner prise à un méchant très persuasif face auquel vous ne savez pas quoi penser.

Je vous embrasse très fort,

A demain,

Shila