Rémy, artiste régulièrement apprécié des enfants et des équipes pour ses belles envolées dans le cadre de notre programmation annuelle au Café-théâtre Michel Lafont, nous envoie ces textes enjoués, écrits ces derniers jours. Grand merci cher Rémy, au plaisir de te retrouver pour s’aventurer avec toi sur les chemins espiègles des arts du récit.
Mes deux dernières évasions. Je les ai aussi proposées en exercice à trois personnes avec qui je travaille, avec comme objectif de créer un texte commun d’ici la fin du confinement, en dernier échauffement :
Créer un mot valise à partir de deux animaux, et inventer sa vie.
Quel est le mot dans lequel vous aimez vous blottir ?
Comme chacun sait, alors qu’ils étaient les maîtres de la Terre depuis une éternité, les dinosaures ont disparu voici 65 millions d’années.
Chacun en connaît la cause : un énorme météorite qui s’abat dans le Golfe du Mexique, plonge la terre en pénombre de poussières. La végétation n’ayant plus assez de lumière, elle devient rare et rabougrie, les gros herbivores maigrissent, donc les gros carnivores ont moins à croquer, et donc les gros animaux… sont à la diète et finissent par crever.
Résultat : disparition des dinosaures. Seules les créatures de 30 cms maximum ont pu survivre à la mauvaise blague : les petits lézards, les petits oiseaux, les petits poissons, les petits chats et… le prototype de ce qui deviendra plus tard l’homo sapiens sapiens, c’est à dire l’homme.
Comme chacun le sait, plus tard, sur la Terre apaisée, l’homme préhistorique vivait dans des grottes ou cavernes, habillé de peaux de bêtes et chassait en groupe des animaux redevenus grands : le mammouth, l’ours.
Oui : plutôt que de chasser chacun de leur côté une petite bestiole croquée dans la journée, les humains s’associaient pour en tuer une qui leur ferait le mois.
Ils étaient précurseurs de l’achat groupé… et local 🙂
Bon. Pourquoi les humains vivaient-ils dans des grottes ?
Parce qu’à cette époque (de -100.000 à -10.000 avant notre ère) l’orbite de la Terre autour de soleil était circulaire et lointaine.
Donc froid, froid, froid, du début à la fin de l’année, de chaque année, de chaque siècle.
Mais… voici 12.000 ans, la Terre, pour une raison encore inexplicable, a modifié son orbite et son inclinaison.
Cela eut pour conséquence la fin de la période glaciaire, l’émergence des terres, fleurs, arbres, la sortie des humains des cavernes, l’apparition des saisons, … et pour ce cher humain : ses déambulations sur terres, sa curiosité intellectuelle et manuelle, et … sa sélection des céréales, ses cultures, sa domestication des animaux et peu à peu, à son insu… La naissance des civilisations,
… Et son cortège d’habitations, de protections d’invasions, d’invasions, de nouvelles protections, de révolutions, puis de démocratisation, de canalisations, de pollution, consommation et inflation et autres tralalas de coronisation que chacun connaît aujourd’hui.
Bref.
Mais ce que peu de personnes savent, c’est que, parmi ces dinosaures, du vieux grec
Deïnos Sauros, Deïnos : énorme ; Sauros : Saurien, ou lézard
… Une seule espèce a pu s’échapper de la calamité sus citée et survivre : les cachacrodiles.
Pourquoi ?
Les recherches commencent à en définir les raisons.
Les cachacrodiles vivaient en grands troupeaux, dans des mers qui se situaient alors au dessus de la chaîne Himalayenne, aujourd’hui les plus élevées au monde (près de 9.000 m…)
C’est dire qu’à l’époque, les eaux étaient bien hautes
Mais pour les Cachacrodiles, qui n’en savaient rien, l’endroit était agréable. La terre, sous l’eau, était proche, ils pouvaient, en plongeant vers ce qui n’était pas encore l’Everest, l’Annapurna, le K2,… se gratter les flancs, le menton, le nez et… ce qu’ils voulaient contre les sommets.
D’autre part, ceux-ci offraient des lichens et du plancton dont ils raffolaient.
Oui, les cachacrodiles étaient végétariens, bio.
Bref, ce petit coin du monde, le Tibet, ils en avaient fait leur spot. Et ils chassaient tous les autres gros dinosaures de ce territoire.
Pacifistes, et réprouvant tout acte de violence, ils avaient inventé pour leur chasse des autres une grimace extraordinaire : la grimouflasque.
Elle est assez difficile à décrire, et encore plus difficile à faire.
En premier lieu, il s’agit de monter sa narine droite, laissant apparaître la deuxième incisive droite, puis il faut tirer la langue vers le bas, à l’opposé, à gauche, loucher d’un seul œil (le gauche bien entendu), puis secouer la tête en émettant le son « RRRGGGGLLL », trois fois, puis « Bouboubidouboubou, bidoubou, bou » une seule fois.
Et si cela ne suffisait pas, ils y ajoutaient un pet.
Car le Cachacrodile adulte, faisant en moyenne vingt cinq mètres de long, dix mètres de circonférence, et avalant en moyenne trois tonnes de lichen et plancton en fermentation dans son estomac… lorsqu’il émettait un pet…
C’était rédhibitoire.
Donc ils vivaient heureux, au dessus du Tibet, dans une sorte de démocratie, teintée d’un incommensurable humanisme, ou oserai-je dire : un incommensurable cachacrodilisme.
En effet, on a retrouvé des vestiges, des fragments d’écriture, gravés avec leurs dents (l’ivoire du cachacrodile était encore présent sur les parois) sur quelques pentes, qui se laissent découvrir de neige et glace l’été.
Et comme ils utilisaient le même principe logographique que celui des hiéroglyphes, on a pu faire appel aux travaux de Champollion pour en découdre.
Il y était écrit ceci :
« Méchaf poulouk Poutroum, Ebak Gnokhom »
Ce que chacun peut comprendre de sens profond, au delà de l’humanisme, et qu’il n’est pas nécessaire de traduire.
… Je vous propose de nous recueillir ensemble quelques secondes autour de ces mots de leur incommensurable richesse :
« Méchaf poulouk Poutroum, Ebak Gnokhom »
… Dieu que c’est beau.
Bien, aussi comme dit et constaté, le cachacrodile était doué d’une incroyable sagesse, teintée d’humour et de soin du beau.
À quoi ressemblait-il ?
Comme sus dit, sa taille adulte était impressionnante, attestée par les fragments osseux retrouvés sous les glaciers qui aujourd’hui fondent à cause de la pollution et du réchauffement.
Il avait les quatre pattes d’un crocodile, courtes et aux doigts larges, qu’il utilisait lors de ses fréquentes pérégrinations subaquatiques en recherche de plancton sur les parois des sommets du Tibet.
Il était donc végétarien, et mangeait bio.
Nous avons en effet retrouvé sur plusieurs de leurs fragments osseux le pictogramme et la mention : « Certifié Bio ». C’est donc indiscutable.
Nous savons encore qu’il était sédentaire, ou plutôt migrant sédentaire : il naviguait d’une zone à l’autre, certes, mais restait confiné au dessus de ce qui est aujourd’hui le Tibet.
Nous n’avons aucune idée ni de la couleur, ni de la texture de sa peau, ni de l’évolution de celle-ci au cours du temps.
Mais quelques indices nous permettent de formuler des suppositions tout à fait probables.
En effet, lors du Grand Chaos (cet énorme météorite qui a percuté la Terre, voici 65 millions d’années, la plongeant dans les ténèbres, et précipitant la chute et la disparition des dinosaures, comme dit au début), il semblerait que les cachacrodiles se soient adaptés avec une rapidité à couper le souffle.
En effet, les ossements de ceux-ci, trouvés au Tibet, à partir de cette période et de ses suites (en utilisant le procédé de datation au Carbone 14), les révèlent brusquement beaucoup plus petits, de l’ordre de 20 centimètres de long, pour une circonférence de 8 centimètres !
Ils seraient ainsi passés, en une génération, de 20 mètres de long et plusieurs tonnes, à une taille riquiqui.
Il semblerait donc que, dès le Grand Chaos, les femelles cachacrodiles aient enfanté des bébés de cette taille… à croissance bloquée, pour survivre au manque de nourriture.
Un incroyable miracle.
Enfin, les ossements les plus récents, ceux des derniers survivants cachacrodiles, avant leur disparition voici 10.000 ans (deux mille ans après la fin de la période glaciaire) se trouvent… en Iran.
Ben oui : les eaux commençant à descendre, l’Himalaya apparaissant, sommets à l’air libre, dépourvu de plancton, il leur a fallu migrer vite, et trouver de nouveaux territoires sous marins… plus bas.
D’où l’Iran.
… Où les derniers cachacrodiles se sont éteints, et décomposés dans les dernières flaques devenues depuis déserts.
Or, comme chacun le sait, le safran est originaire du plateau iranien.
Et que le mot arabe « Za ‘faran » provient du mot persan « zar-parân »,
Composé de zar « Or » et par « Plume », soit plume d’or.
Car le safran contient un caroténoïde, la crocine, qui donne une couleur jaune d’or aux plats qui en contiennent.
Pour rappel, rapide et simple :
la crocine est un diester formé d’un acide dicarboxylique, la crocétine, liée à chaque extrémité par un diholoside, le gentiobiose.
… Et elle dispose surtout de propriétés antioxydantes, une action anticarcinogénétique (cancer de la peau) et serait un excellent antidépresseur.
Bien.
Et comme chacun le sait aussi, le safran entre dans la composition de couleur de la robe de tous les moines bouddhistes, notamment ceux du Tibet :
Car au Tibet, comme dans les autres pays de l’Asie, les moines portent tous une robe aux teintes de jaune et d’orange, car ce sont celles qui se rapprochent le plus du safran, épice sacrée des bouddhistes, mais aussi celles de l’aurore et de l’or qui symbolise la pureté. Le port de cette robe devient donc signe de renoncement et de sagesse.
Donc, venons-en à cette déduction :
Les Cachacrodiles disposaient sans doute d’une parure de plûmes d’or.
Et lorsqu’ils mourraient, ils en imbibaient la terre sur laquelle ils vivaient,
D’où l’apparition du Safran en Iran,
D’où l’apparition des couleurs des robes des moines du Tibet,
… Et sans doute…
D’où les moines du Tibet.
En effet, des découvertes récentes prouvent une étrange similitude entre le génome des moines du Tibet… et celui des Cachacrodiles.
La vie est parfois étonnante…
Rémy BOIRON
J’aime me blottir dans le mot trottinette.
Il me rappelle au trot, au trot au galop de mon enfance,
Et doux de trottine, et petit trot de trottinette.
… Chez ma grand-mère maternelle, il y en avait deux, belles et rouges.
Pourquoi deux ?
Parce que ma grand-mère avait deux filles, qui autrefois étaient enfants et y jouaient, une chacune.
Les deux sont ensuite devenues grandes, sont parties faire des études et sont devenues mères.
Donc deux trottinettes, recouverte de poussière, presque identiques,
Oui, presque,
L’une légèrement plus lourde de grammes et stable de degrés que l’autre,
Trois fois rien, mais trois fois tout de différence pour trois petits garçons qui ont l’œil, sont vifs de sensations et sont proches d’âge : mes deux frères et moi-même.
Je suis l’aîné, 11 mois me séparent de mon frère cadet, et 14 mois séparent celui-ci de mon frère benjamin.
Autant dire qu’à 10, 9 et 8 ans… les deux mobiles faisaient pour chacun de nous l’objet des mêmes tentations.
Donc, chez notre grand-mère, il y avait deux trottinettes… pour trois garçons.
Cela aurait pu faire l’objet d’incessantes disputes, d’autant plus que l’une glissait un peu mieux que l’autre. Plus stable, plus souple, plus agréable à conduire.
Donc une bonne trottinette pour trois : un prétexte de guerre.
Mais…
Allez savoir pourquoi…
En bas de la maison de ma grand-mère, d’une route goudronnée en pente d’une petite centaine de mètres : un immense hangar en bois, au sol en béton, avec des bureaux aux portes vitrées sur le côté.
Il servait autrefois d’usine de fabrication de café et chicoré : mes grands-parents étaient torréfacteurs.
Pour nous trois, ce n’était plus un hangar, c’était une gare, la grande gare du Monde.
Et il y fallait bien un chef pour lancer ou accueillir les trains trottinette venant des quatre coins du monde.
Ce qui fait que paradoxalement, plutôt que de nous disputer l’utilisation des bolides, nous nous disputions parfois l’attribution du rôle de celui qui en ordonnait départ et arrivée en gare, casquette sur la tête.
Mais c’était bien rare, pour des peccadilles rapidement apaisées de sourires partagés.
Et lorsque nous étions las de tourner en rond sous le hangar, nous nous risquions en slaloms chronométrés sur la pente goudronnée, avec là encore un paradoxe :
Réussir le meilleur temps avec la trottinette la plus délicate, que chacun attendait avec envie, à son tour de passage.
Oui, j’aime me blottir dans le mot trottinette.
Car alors que nous nous disputions souvent avec mes frères pour des broutilles, nous avons trouvé là un jeu partagé, source de complicités, de rires et même d’admiration et applaudissements lorsque l’un d’entre nous battait le record du monde de la descente.
Et puis cette sensation de liberté, de légèreté, presque d’envol, au guidon d’une trottinette rouge.
Et de paix.
Rémy BOIRON