Lettre de Shila : “Chère Shila, mon voyage en Inde (construire un monde fraternel)”

Chère Shila, je t’écris pour te témoigner ce que j’ai vécu dans ton beau pays, alors que les Beatles, ainsi que des jeunes européens, venaient en Inde. Ta lettre m’a fait pensée à ma propre expérience. Chers enfants, j’espère que cette histoire vous inspirera.

Nous sommes en 1968, la France connaît des évènements exceptionnels, les étudiants manifestent, les ouvriers, les employés et même les cadres sont dans la rue et réclament de meilleures conditions de vie, de meilleurs salaires. Devant la violence des manifestations, une partie des français espère et une autre partie craint…la révolution.

Nous sommes en 1968, l’Inde compte 530 millions d’habitants et la région du Bihar sort d’une épouvantable famine qui a vu mourir deux ans plus tôt,  plus de 100 000 personnes.

Le Comité Français contre la Faim dans le Monde a mobilisé ses adhérents en les invitant à sensibiliser la population à cette catastrophe. A cette époque, j’ai 22 ans et je suis responsable de ce Comité pour le département du Pas de Calais. Depuis 1965 j’organise de vastes campagnes de lutte contre la faim qui mobilisent des centaines de jeunes dans tout le département. L’objectif est à la fois de sensibiliser la population et de récolter de l’argent pour financer les actions menées en Inde.

Parmi ces actions, celle de la vallée de Kalyan, située au Sud de Bombay, dans la région du Maharashtra. Il s’agit, dans cette région particulièrement touchée par la famine consécutive à la sécheresse, de créer un système d’irrigation durable permettant le redémarrage et le développement de l’agriculture.       

Nous sommes en 1968 et le Comité Français contre la Faim me propose de m’envoyer sur place afin de réaliser un reportage sur cette action qui se veut à la fois déterminante pour l’avenir des habitants de la vallée et exemplaire au regard des moyens engagés. Par ce reportage, le comité pourra, par le biais de sa revue, rendre compte aux milliers de donateurs, de la bonne utilisation des fonds reçus.

C’est mon premier voyage …et quel voyage ! 7000 kilomètres entre Paris et Bombay, une des plus grandes villes indiennes, peuplée aujourd’hui de plus de 18 millions d’habitants. Le trajet en autobus entre l’aéroport et le centre ville est effectué dans le silence éloquent des voyageurs, touristes pour la plupart : c’est notre premier choc émotionnel. De part et d’autre de la route, sur plusieurs kilomètres s’étalent les « slums », énormes bidonvilles faits de tôles, de cartons, de planches de bois voire de simples toiles. Ces « habitations », parfois dans un état de délabrement avancé, sont particulièrement vulnérables au vent et à la pluie et s’effondrent très souvent sur leurs occupants durant la mousson, ces périodes annuelles de pluies torrentielles. Voir près d’un million d’êtres humains entassés dans ces taudis, sans eau, sans électricité, avec pour seules ressources les quelques roupies obtenues par la mendicité, donne subitement tout son sens à mon engagement dans la lutte contre la faim dans le monde.

Le centre ville de Bombay présente un autre visage. Ce qui frappe le visiteur est l’incroyable densité de la population et l’impression d’anarchie qui semble régner. Dans certains quartiers, les voitures sont rares et la foule des piétons circule dans un désordre bruyant, entre les marchands ambulants, les vaches sacrées, les incontournables et innombrables rickshaws et les nombreux mendiants qui interpellent les passants, généralement sans grand succès. Il faut comprendre en effet que si un visiteur non averti, ému par cette personne en haillon qui fait appel à son humanité, lui donne quelques roupies, c’est très vite une dizaine de ses semblables qui l’entoureront et s’attacheront à ses pas. 

En 1968, la vie dans les villes indiennes est intense. On y circule bien sûr mais on peut aussi y manger, debout ou assis sur de petits tabourets, on peut acheter toute sorte de choses auprès d’un des très nombreux marchands ambulants qui sillonnent la ville de l’aube à la tombée de la nuit ou dans de petites boutiques alignées au long des rues. Mais dans la rue, on peut aussi y faire réparer sa bicyclette ou son rickshaw et même se faire couper les cheveux ou arracher une dent !

La nuit, la rue se peuple de mendiants et de personnes handicapées souvent amputées d’un ou plusieurs membres. Ce sont des hommes et des femmes de tout âge, mais aussi des enfants. Ils dorment à même le sol, sur de vieux cartons, au milieu des poubelles et des rats. Le plus souvent, ils ne demandent pas d’argent, ils demandent de quoi se nourrir. C’est confronté à cette réalité que l’on mesure la différence entre la pauvreté et la misère. La pauvreté permet de vivre mais n’autorise pas le superflu, la misère permet juste de survivre. A l’aube, les services municipaux sillonnent la ville pour emporter les corps de ceux qui n’ont pas survécu et pour les autres, la vie reprendra, intense et bouillonnante.

L’Inde se caractérise par l’incroyable diversité de la population. Etat laïc, c’est une mosaïque de peuples, une vingtaine de langues officielles, près d’un millier de langues et dialectes non officiels, un très grand nombre de religions dont les plus importantes sont l’Hindouisme, l’Islamisme, le Bouddhisme et le Sikhisme. Mais la diversité est aussi sociale. Si le visiteur est choqué par les « slums » et le nombre important de mendiants, il peut l’être aussi par les luxueuses demeures dignes des Maharadjas que l’on trouve aux abords de la ville. Face à ces inégalités, le peuple indien semble indifférent ou résigné. Tout comme il semble accepter la survivance du système des castes, pourtant aboli officiellement depuis 1950, qui conduit près de 15% de la population à être « hors caste ». On les appelle les « intouchables ». Ils sont mis au ban de la société et relégués aux taches dégradantes ou impures d’un point de vue religieux (boucher, pêcheur, vidangeur, gardien de cimetière, mendiant…).

Malheureusement, je ne suis que de passage à Bombay. Je n’ai donc pas le loisir de visiter cette ville tentaculaire. Je dois me contenter de découvrir rapidement le plus célèbre de ses monuments, « la porte de l’Inde », cette emblématique arche de basalte située sur le front de mer.

La route pour la ville de Poona, située à 150 km au Sud Est de Bombay, non loin de la vallée de Kalyan où je dois réaliser mon reportage, se fera en « camion stop ».

A destination je fais connaissance avec le couple qui va m’accueillir durant mon séjour dans cette région. Ils sont jeunes et dynamiques et me reçoivent avec  la gentillesse et la simplicité qui constituent les principales caractéristiques du peuple Indien. N’ayant aucune notion d’hindi, la langue officielle de l’Inde, mon anglais scolaire et l’assez bon français de mon hôtesse permettront d’intéressants  échanges, chacun étant avide de découvrir le pays de l’autre mais aussi la vie quotidienne de ses habitants. C’est à partir de ce moment que j’ai compris que ce qui nous rendait méfiants vis-à-vis des étrangers c’est précisément qu’un étranger, c’est étrange. Et ce qui est étrange inquiète et parfois fait peur, alors même que ce sentiment change avec la connaissance. C’est pourquoi je ne cesse de conseiller de voyager, d’aller à la rencontre de l’Autre, de l’Etranger, du Différent. Apprendre à le connaître, partager des moments de vie, agir ensemble est le meilleur moyen de découvrir toutes les richesses de la différence. Cette conviction va guider mes choix ultérieurs et m’amènera à découvrir et à faire découvrir bien d’autres pays, bien d’autres peuples.

Mais nous sommes en 1968 et je dois maintenant rejoindre la vallée de Kalyan, là où deux ans plus tôt la sècheresse a provoqué une famine ayant entraîné la mort de milliers d’habitants                                    

Depuis, le Comité Français contre la faim a entrepris, avec le soutien des autorités locales et la participation active des habitants, d’importants travaux d’irrigation  destinés à stocker l’eau de pluie qui s’abat sur la vallée durant la mousson afin d’être en mesure d’alimenter les canaux d’irrigation à la saison sèche. En 1968, ces travaux sont bien engagés et à défaut de grues, de bulldozers et autres d’engins de terrassement en nombre suffisant,  ce sont des dizaines d’ouvriers qui s’affairent à creuser les canaux et à construire le barrage. Ce sont des milliers de tonnes de terre qui sont déplacées par une population locale qui se réjouit déjà à l’idée de transformer cette vallée inhospitalière en une zone agricole féconde susceptible de nourrir durablement la population.

Ma visite sera l’occasion d’une réception par les autorités de la ville auxquelles se sont joints des représentants des habitants. Le repas, traditionnel, est composé de riz, de pommes de terre, de divers légumes dont l’immanquable poivron. Le tout est nappé d’une sauce  savamment élaborée ou dominent le curry et une quantité d’épices impressionnante, beaucoup trop pour mon délicat palais de jeune occidental.

Le soir, je suis invité à un concert de musique traditionnelle indienne. Assis en tailleur, dans la position du lotus, je suis au premier rang, juste devant le petit orchestre. Aucun des instruments utilisés ne m’est connu. J’apprendrai qu’il y a, entre autres instruments bizarres, un sârangî, instrument à archet, un sitar, proche de la guitare, et l’inévitable tampourâ qui va donner la note basse tout au long du concert appelé raga. Les airs semblent appréciés de l’assistance qui applaudit régulièrement. Par politesse, j’applaudis également mais je dois reconnaître qu’après deux heures de concert, ma qualité d’écoute est quelque peu altérée par  la position du lotus qui commence à être véritablement inconfortable. Le concert durera trois heures…

Ce séjour en Inde m’aura beaucoup appris. Il m’aura ouvert à une autre culture et conforté dans l’idée qu’il est important de regarder autour de soi. De ne pas se contenter de voir ce qui nous entoure, ce qui règle nos vies et apparaît comme immuable et universel. Ce n’est pas souvent le cas, la démocratie et la liberté ne sont pas universelles, pas plus que la sécurité sociale et la télévision pour tous. On ne mange pas à sa faim partout dans le monde et dans beaucoup de pays il ne suffit pas d’ouvrir un robinet pour avoir de l’eau. Aujourd’hui comme hier, s’ouvrir au monde permet d’en découvrir les richesses et de mieux comprendre les autres cultures. C’est un pas important qui favorise la tolérance et qui autorise l’espoir d’un monde plus fraternel. 

Je t’embrasse,

Francis en Pendjabi, vêtement traditionnel indien, à l’origine du « pyjama ».