Lettre de Shila : “Lettres d’outre-tombe”

Bonjour chers enfants,

Je vous écris chaque jour depuis des mois tant j’aime penser à vous.

Ecrire une lettre à quelqu’un, c’est important. Je me dis qu’écrire est en soi un acte essentiel : peu importe d’être lu, d’être comprise ou appréciée, il faut écrire pour témoigner de ce que nous sommes, de ce que nous vivons. Ecrire, c’est comme manger mes chères pousses de bambou, c’est un besoin vital.

Emmanuel, l’ami de mon cher voisin Henri, m’a envoyées des lettres retrouvées par vous autres, les humains, d’humains de mon pays qui écrivaient voici plus de cent ans à leur famille pour essayer de raconter ce qu’ils vivaient, dans votre pays, bien loin du mien, du leur.

A l’époque, ces humains étaient comme moi aujourd’hui avec mon cornac, comme mon arrière arrière arrière cousine Jenny avec les humains armés de l’époque ; obligés de faire chaque jour ce qu’on demandait d’eux. Les Indiens sont venus chez vous pendant la première guerre mondiale parce qu’ils y étaient forcés.

Ainsi de cette lettre, envoyée le 26 septembre 1915 à partir de Marseille par deux soldats indiens prénommés Alladitta et Mustafa, à l’attention de Nathu, resté au pays. A la fin de la lettre, Alladitta et Mustafa écrivent :

« Tu m’as demandé d’écrire sur la guerre. Pour l’instant nous ne le pouvons pas. Il y a un ordre strict contre l’écriture sur la guerre. Et quiconque le fait est sévèrement puni. Nos lettres sont envoyées dans des enveloppes ouvertes pour vérifier qu’on ne vous donne pas de mauvaises nouvelles, lettre qui sont ensuite refermées ».

Je ne sais pas si cette lettre a pu parvenir à Nathu.

Dans une autre lettre retrouvée par vous autres, les humains, envoyée aussi de Marseille de la part de Mela, soldat arrivé dans votre pays, à Magar, en Inde, il est écrit :

« Nous sommes toujours à Marseille. Les nouvelles de la guerre sont vraiment mauvaises. Ci-dessous j’écris des signes qui te donneront les nouvelles lorsque nous avancerons vers les combats. Nos lettres sont examinées. »

Je ne sais pas si cette lettre a pu parvenir à Magar.

Emmanuel m’a expliqué que les codes que Mela a mis dans sa lettre pour essayer que sa lettre puisse être envoyée à Magar malgré la censure des chefs anglais, c’est :

« I. Les combats sont très doux. II. Les combats sont modérément sévères. III. Attaques et contre-attaques. IV. De lourdes pertes ».

Emmanuel me dit que Mela met aussi dans sa lettre des symboles pour que Magar comprenne qu’il y a la maladie, ou la blessure par une balle dans les combats. Je trouve tout cela tellement émouvant, ce sont des personnes qui n’ont pas le droit de dire ce qu’ils vivent et qui essayent de le faire savoir à leurs proches en trouvant des astuces d’écriture.

Mes chers enfants, je ne comprends pas pourquoi Alladita, Mustafa, Mela, n’avaient pas le droit de dire dans leur lettre à leur famille et amis ce qu’ils vivaient. Emmanuel m’a expliqué que les humains avaient inventé depuis longtemps une idée très bizarre, appelée « censure », selon laquelle toute vérité n’est pas bonne à dire, et que le thème de votre saison cette année essaye d’y réfléchir pour que cela ne soit pas considéré comme normal :

Pauvres humains, obligés de faire une guerre et qui n’ont pas le droit d’en parler. Henri m’a dit qu’il y a eu beaucoup de soldats indiens qui sont venus non loin de chez vous, dans la même situation qu’Alladita, Mustafa, Mela. Emmanuel m’a envoyé pour vous un article qui raconte cette triste destinée.

Si, comme moi, vous trouvez que ces personnes méritent d’être reconnues dans leur dignité, vous pouvez aller penser à eux en allant, pas loin de chez vous me dit Henri, par exemple au cimetière d’Etaples.

Il y a aussi un endroit très important un peu plus loin à Neuve-Chapelle-Richebourg.

Et puis aussi à Ayette.

Et puis aussi à Saint-Martin Boulogne.

Je vous enverrai demain et après-demain des lettres qui racontent tous ces endroits, et des endroits encore plus proches de chez vous en kilomètres comme en poème, et où vous pouvez à tout instant retrouver tous ceux qui étaient là, et ne sont plus, mais qui restent à jamais dans nos mémoires.

Gros bisous les enfants,

A demain,

Shila