Lettre de Shila : “Persuader pour le meilleur ou pour le pire”

Bonjour chers enfants, comment allez-vous ?

Emmanuel, l’ami de mon cher voisin Henri, me dit que souvent dans vos maisons, vous sollicitez vos chères éducatrices et éducateurs pour arbitrer des différents entre vous. Si j’ai bien compris, quand il y a un problème, vous leur dîtes : « Untel a dit cela de moi, et je ne l’ai pas supporté ». A la recherche de qui dit vrai, qui dit faux, l’éducatrice ou l’éducateur demande alors à l’autre enfant dénoncé son point de vue, et il répond avec autant d’aplomb : « C’est même pas vrai, c’est que des mensonges ».

Hummm, quel embrouillamini.

Je n’aimerais pas être à la place de votre éducatrice ou éducateur pour discerner le vrai du faux. Souvent, me dit Emmanuel, les adultes préfèrent temporiser et éloigner l’un de l’autre les deux protagonistes. Il semblerait qu’à la longue, ces incidents se résorbent d’eux-mêmes ; vous constatez par vous-mêmes que le conflit entre vous ne résout rien.

Cela me rappelle la lettre que je vous ai envoyée lundi, remarquant la difficulté parfois de Grand-mère éléphante quand le troupeau barrit plus fort que d’habitude, qu’elle a un peu de mal à faire entendre sa voix pour faire respecter la plus sage des décisions, mais qu’elle y arrive finalement en prenant son temps, en attendant que les cris retombent :

Mon cher voisin Henri m’a raconté que samedi qui vient, vous allez vous souvenir d’une guerre atroce, qui a fait encore plus de mal à tout le monde que celle dont je vous ai parlée voici quelques mois comme chaque année à la même date :

Encore une guerre mondiale, si peu de temps après ? Ce n’est pas possible. Les humains n’apprendraient-ils jamais de leurs erreurs ?

Henri m’a expliqué qu’hélas, en effet, peu de temps après cette guerre-là, a eue lieu malheureusement une seconde guerre, encore plus meurtrière que la première.

Henri me dit que cette guerre a été provoquée par des personnes qui disaient de très grands mensonges, mais qui étaient considérés par plein de personnes comme disant des vérités au nom desquelles il fallait se battre, tuer. Par chez vous, si j’ai bien compris Henri, ces grands menteurs étaient réputés pour avoir une emprise incroyable sur les foules rassemblées ; ils étaient influents.

Par chez moi aussi à cette époque, des combats atroces dans toute l’Asie ont été justifiés au nom de l’intérêt supérieur d’un pays, d’un empereur considéré comme une divinité.

Même pouvoir de persuasion, même crise inacceptable.

Humm, je vois qu’il n’y a pas que chez les animaux qu’existent les prédateurs d’autant plus puissants qu’ils embobinent leurs proies avec une incroyable facilité. Henri m’a dit qu’un dessin animé que vous aimez bien, adaptant au Cinéma le livre d’un écrivain dont je vous ai parlé, Mister Kipling… :

… Racontait combien le serpent Kaa et le tigre Shere Khan pouvaient, dans la jungle à côté de mon petit chez moi, tendre maints pièges par leurs paroles séduisantes à des victimes crédules, à commencer par Mowgli, le petit d’homme.

Mais alors, il n’y a rien à faire pour se défendre quand quelqu’un malfaisant vous dit des choses qui vous plaisent, au risque de vous perdre vous-mêmes ?

Emmanuel, prévenu par Henri de ma confusion, m’a raconté que vous autres, les humains, avanciez dans la compréhension des mécanismes du mensonge, pour mieux vous en défier. Emmanuel me dit aussi que des chercheurs comme Monsieur Eric, membre de votre Conseil scientifique, étudient comment un petit dérèglement devient une grande catastrophe. Souvent chez les humains, observent les scientifiques, ce petit dérèglement menant à des tragédies vient quand vous préférez croire ce qui est faux car c’est plus désirable, que ce qui est vrai car ce n’est que raisonnable.

Mes chers enfants, je ne sais pas si toutes ces recherches permettront d’éviter d’autres guerres terribles. Je me dis seulement, moi l’éléphante philosophe, que si le mensonge semble plus puissant que la vérité, la vérité finit par gagner toujours à la fin tant elle a des vertus que le mensonge n’a pas.

Pour renforcer ma conviction, Henri me dit qu’un grand auteur, aussi talentueux que Mister Kipling : Mister Charles Chaplin, a inventé une belle histoire, intitulée “Le dictateur“, peu de temps avant le début de la seconde guerre mondiale.

Dans ce film, Mister Chaplin a beaucoup réfléchi au mensonge, à l’influence, et a créé deux personnages semblables, l’un nommé “Adenoïd Hynkel“, caricature du méchant dont je vous ai parlé et qui existait pour de vrai du côté de l’Allemagne, votre pays voisin, et l’autre un barbier lui aussi de cet endroit du Monde, qui lui ressemble trait pour trait, a les mêmes talents oratoires, mais qui est mû par des valeurs humanistes contrairement à son double maléfique.

Alors, chers enfants, cela n’est qu’un film, mais je trouve cela intéressant, important, de comparer les deux personnages quand ils prennent la parole.

Mon oreille d’éléphante entend d’eux le même pouvoir de persuasion. Ils convainquent toutes celles et tous ceux qui les écoutent de faire ceci ou cela, mais l’un fait le mal, l’autre le bien.

Emmanuel m’a dit que l’on a retrouvé dernièrement les cahiers de Mister Chaplin, où il écrivait quelques mots pour préparer la scène du discours du barbier, du discours du bien.

Les mots de Mister Chaplin pour cette scène sont soigneusement consignés par ses soins dans un cahier daté du 5 juin 1940, c’est-à-dire au moment où votre pays était envahi pour de vrai par des soldats à la botte du dictateur inspiré par Mister Chaplin.

Ces mots de résistance à la méchanceté sont :

Raison. Bonheur. Gentillesse. Humanité. Beauté. Imagination. Bonté. Progrès. Tolérance. Liberté. Aventure. Amour. Science. Démocratie.

Chers enfants, ce sont des mots essentiels.

J’espère que, comme moi face au tigre Shere Khan ou au serpent Kaa, vous vous en en souviendrez pour ne pas donner prise à un méchant très persuasif face auquel vous ne savez pas quoi penser.

Je vous embrasse très fort,

A demain,

Shila