Lettre de Shila : “Tous les chemins mènent à Dehli de Kudakkachira à Dehli, 3410 kms en scooter”

Chers enfants,

Je pense que vous êtes au courant des manifestations des agriculteurs indiens, les journaux du monde entier en parlent.

Pour moi, l’éléphante très sensible à l’agriculture et à ses produits, ainsi qu’aux travailleurs des champs, dont je fais partie, je suis avec attention et appréhension ce qui se passe dans mon pays.

D’après ce que j’ai compris, le gouvernement a décidé de passer trois nouvelles lois en 2020, soutenant qu’elles offriront de meilleures opportunités aux agriculteurs et apporteront de nouvelles technologies dans l’agriculture.

Les agriculteurs s’opposent à ces nouvelles lois, qu’ils perçoivent comme étant passées en force et sans concertation. Ils craignent que ces lois ouvrent la voie au démantèlement du système de prix de soutien minimum (MSP), les laissant à la merci des grandes entreprises.

Depuis fin novembre, des milliers d’agriculteurs manifestent aux frontières de Delhi, dans le froid hivernal, sachant que la température à Dehli est proche de zéro degré, la nuit !!

Les agriculteurs présents aux portes de Dehli viennent surtout du Nord de l’Inde (Dehli se situe dans la partie Nord de mon pays), ils viennent du Penjab, du Rajasthan, de l’Haryana, de l’Uttar Pradesh… , mais ils sont rejoint par des agriculteurs venant d’autres États indiens.

C’est là, chers enfants, qu’il me faut vous raconter la démarche de mon voisin Reghu, qui habite près de chez moi à moins de deux kilomètres.

Reghu est en retraite, mais à soixante-six ans il est très actif. Poète, il rencontre ses amis poètes et ses lecteurs, n’hésitant pas à faire des centaines de kilomètres avec son scooter Honda de dix ans.

Reghu est aussi un militant de longue date au PCI, (parti communiste indien), et c’est à ce double titre de poète et d’activiste, qu’il a décidé de partir rejoindre le mouvement agricole à Dehli.

Il a donc quitté le Kerala, le 26 janvier, jour du Republic Day, soutenu par ses camarades, en scooter Honda, et a passé douze jours pour faire les 3410 kilomètres par la route, en passant par Pune, Mumbai, Surat, Ajmer, Jaipur pour arriver à Dehli le 6 février.

Bien sûr, il aurait pu tenter de faire la route en stop.

Mais il avait hâte de rejoindre la capitale.

 Chaque jour de voyage lui permet de belles rencontres, et il prend son temps pour faire quelques photos et un petit poème.

Kuttan me donne de ses nouvelles et je vous assure que je suis admirative d’entendre parler des chameaux qui peuplent le Rajasthan, des enfants, des femmes et des hommes qui vivent à plusieurs milliers de kms et parlent des langues différentes de la mienne, le Malayalam. Ils parlent le Tamoul, le Konkani, le Kanada, le Marathi, le Gujarati, le Ourdou, le Hindi, le Punjabi…

Et ils sont tous de mon pays, c’est incroyable la richesse et la diversité de l’Inde.

Reghu est allé seul, avec son scooter, mais il était porteur d’un message de fraternité et de solidarité avec la lutte des fermiers.

Poète, il apporte son regard plein de vivacité et d’empathie, il s’est fait de nombreux amis en chemin. Il est décrit comme une personnalité extraordinaire, un lion et en même temps quelqu’un de proche qui, de plus écrit des beaux poèmes !! Voilà un des témoignages.

À l’heure où je vous écris ma lettre, Reghu, après quelques jours passés à Dehli, a repris le chemin du retour vers le Kerala, heureux d’avoir pu mener à bien sa mission.

C’est peut-être un peu anecdotique mon histoire d’aujourd’hui, mais elle est symbolique de la vie de mon pays.

Les valeurs de solidarité et de fraternité sont des valeurs sûres, elles sont aussi partagées dans de nombreux pays. J’ai entendu parler de votre jeune sociologue de cinq fois vingt ans, Edgar Morin, mettant en avant ces belles valeurs avec Pierre Rabhi, agriculteur et écologiste. Ils ont écrit ensemble un beau livre, “frères d’âme“.

Ces belles rencontres me réjouissent et me laissent penser que l’agriculture de demain sera biologique, solidaire comme dans l’Andhra Pradesh, et qu’elle permettra à ses agriculteurs de bien vivre.

Voilà, chers enfants, l’actualité de mon pays, qui me laisse, malgré tout, un peu soucieuse, je lève ma trompe, comme vous croisez les doigts, en souhaitant que la fraternité et la solidarité finissent par gagner.

Je vous fais de gros bisous,

A demain,

Shila