Lettre de Shila : “Tu ne marcheras jamais seul (histoire de Vikash)”

Bonjour chers enfants, comment allez-vous ?

Hier j’ai regardée une partie de foot. C’était super, je me suis enflammée :

J’étais très fière de mes compatriotes pachydermiques pour tant de plaisirs partagés avec les enfants.

Henri m’a raconté que, non loin de chez vous, a vécu un grand footballeur : Monsieur Vikash Dhorasso, né de parents mauriciens et dont les grands-parents étaient indiens.

Vikash est né en Normandie, à Honfleur.

Henri me dit qu’il habitait dans une cité qui ressemble beaucoup à celles que vous connaissez.

L’histoire de Vikash est très belle ; Emmanuel, l’ami d’Henri, m’a envoyé pour vous son récit.

« Caucriauville, la ville haute, le quartier populaire du Havre. Je me souviens de tout. Les arcades, la tour “réservoir” haute de vingt étages et cette rue du 8-Mai-1945 qui accueillait régulièrement les courses-poursuites entre flics et petits caïds de quartiers. L’endroit était parfait pour ce genre d’exercices.

Ma tour à moi est rue Camélinat, au numéro 34. L’HLM familiale se trouve au septième étage, le dernier, et elle ressemble à n’importe quelle HLM. Elle est petite, mais dedans c’est la belle vie. 

A la maison, il y a souvent du monde. On parle créole, on mange mauricien, on danse le séga, le folklore mauricien, et on regarde les films de Bollywood, sur le petit téléviseur. La communauté mauricienne est chez elle à la maison.

Mon père, Manduth, a été président du “Club dodo”, qui fait la fierté des trois cents familles mauriciennes débarquées au début des années 70 pour travailler sur les chantiers navals. Lui-même travaille là-bas, il est tuyauteur sur des bateaux chargés d’amiante. Les potes de boulot défilent chez nous. Le travail agit comme un véritable lien social, mon père ne parle pas français mais est parfaitement intégré.

Nous sommes au début des années 80 et le mélange, la mixité, cela fonctionne vraiment. La peur des étrangers arrivera plus tard. Nous, les enfants, on apprend. A cet âge-là, apprendre c’est s’amuser. L’école Edouard-Vaillant, dirigée d’une main de maître par M. Vieux, n’est pas très loin.

Le matin, c’est un plaisir de se lever et de filer retrouver les amis, les maîtres dévoués, Melle Lemonnier ou M. Moi. J’adore l’école, j’adore être à l’école.

A 16 h 30, les grands frères récupèrent les petits. Le mien, Vipin, m’oublie une fois sur deux, alors je rentre souvent seul jusqu’à l’appartement. Une nouvelle journée commence.

Mes potes Fabian et Louis-Serge, dit “Crevette” à cause de son physique squelettique, m’appellent par la fenêtre pour descendre. Moi, mon surnom, c’est Vishnu. Un match de foot se prépare. Il y a aussi mon frère Nanou, Christophe, Leblond, Lebon Paillette et tous les autres… Sur le terrain de gravier, j’enchaîne les feintes de corps. J’évite les merdes de chiens, le bac à sable, le tourniquet et les racines des arbres qui éclatent le sol.

Surtout, j’essaie de ne pas rentrer dans le gardien d’immeuble, qui passe de temps en temps pour nous virer du seul terrain de jeu à notre disposition.

Mais le club du quartier, le Havre Caucriauville sportif (HCS), ne veut pas de moi. Je suis trop petit, paraît-il. Peut-être trop indien aussi. Alors je continue à jouer devant ma tour sous l’œil de nos seuls spectateurs, un couple de vieux scotchés au rebord de la fenêtre. Ils aiment nous voir courir, crier, vivre.

Je continue à dribbler des Blancs, des Noirs, des Arabes, des grands, des petits, même quelques filles parfois.

Puis, à 7 ans, en 1980, le père de Fabian, dirigeant au HCS, me fait enfin signer une licence. Contre l’avis des autres. Peu importe, c’est parti. J’ai un maillot bleu, mais il est un peu trop clair. Alors Madame Tocques, la mère de Nicolas, notre capitaine, m’achète le bon maillot et me l’offre. Dans la foulée, mon oncle Das m’achète des chaussures de foot de la marque Patrick, belles, magnifiques même. J’en prends soin, je les dorlote. A présent, je joue partout et tout le temps. Le mercredi, entraînement en club au stade Jules-Ladoumègue. Le samedi, match. Le midi, dans la cour de récré de l’école Edouard-Vaillant. Le soir, en bas de l’immeuble. Et quand il pleut, on joue dans une cage d’escalier avec une boule de papier aluminium.

Avec le HCS, on fait des éliminatoires, des tournois interquartiers, et voilà que le foot me fait traverser la rue. Je découvre les autres quartiers populaires du Havre : Mont-Gaillard, Sanvic, La-Mare-Rouge. Les quartiers bourges, le centre-ville, je les connaîtrai plus tard, pendant l’adolescence. Bientôt, je sors de la ville et je joue contre Gonneville, Goderville, ou Saint-Romain et même Dieppe, à quatre-vingts kilomètres du Havre. Une fois, je joue à Lillebonne, sous le pont de Tancarville. C’est la campagne, les gosses de là-bas sont plus calmes, moins vicieux, plus bourrins. On gagne 6-0, on gagne tous nos matchs 6-0.

A chaque déplacement, les parents s’organisent. Trois ou quatre voitures, et en route. Au bord du terrain, c’est casse-croûte, apéro et le père de Crevette qui crie : “Vas-y les Bleus !” Puis c’est le grand voyage pour un match de coupe nationale poussin, organisée par la Vache qui rit. On traverse le pont pour aller jouer dans la banlieue de Rouen, à soixante kilomètres du Havre.

On bat le HAC (Havre Athletic Club), puis on perd en demi-finale contre Oissel. C’est la première grande désillusion. Ils sont moins forts que nous, et pourtant… C’est ça le foot ! C’est dur, c’est violent.

Dans la voiture, sur le chemin du retour, je pleure. Adieu le Parc des Princes. Il paraît que c’est à Paris, encore plus loin.

Ma mère ne veut pas laver mes affaires pleines de boue, elle n’aime pas encore le foot. Alors, parfois, pour lui faire plaisir, on change de sport. On joue à cache-cache dans les caves communicantes de la cité, imaginées par l’architecte Auguste Perret, qui a redessiné tout Le Havre après la guerre. On fait aussi des courses-poursuites dans les escaliers, on joue aux billes avec les Chinois. De temps en temps, on joue au tennis derrière l’immeuble, sur le parking qui mène au centre équestre de la forêt de Rouelles, réservé aux plus riches. Une fois ou deux, on passe par un trou dans le grillage pour entrer au Havre Tennis Club. On s’échappe ensuite vers le château de la Comtesse, gardé par deux bergers allemands. Trop risqué pour moi.

Et puis la crise arrive et le chômage avec. Nous sommes en 1982 : le deuxième choc pétrolier, consécutif à la guerre Iran-Irak, commence à faire mal. Les pères ne vont plus travailler. Un jour, le mien revient du boulot quelques minutes seulement après être parti. C’est le chômage technique. L’Audi 80 dans laquelle toute la famille, sept personnes, avait l’habitude de s’entasser, sans ceinture, ne quitte plus le parking de la cité.

Petit à petit, les visages se ferment, les rapports se tendent et tout se dégrade. Plus personne ne s’amuse dehors. La fenêtre et les volets des vieux restent à présent fermés.

L’ascenseur tombe en panne, la minuterie ne marche plus, un sadique traîne dans les caves et la cage d’escalier commence à sentir la pisse. On y retrouve parfois des seringues. Mes sœurs ont 13, 14 ans et pour elles, la liberté s’est déjà envolée. Les gens s’enferment chez eux. Pour moi, Caucriauville, c’est fini. La famille Dhorasoo quitte le petit immeuble de la rue Camélinat pour Aplemont, le quartier d’à côté. Nous emménageons dans un petit pavillon à retaper. Nous sommes en 1983, et très bientôt, je signerai ma première licence au HAC, le grand club de la ville. »

Vikash a, peu à peu, gravi les échelons du foot professionnel, jusqu’à marquer en finale de la Coupe de France un but magnifique :

Après bien des clubs, Vikash a fini sa carrière en apothéose à Paris, votre capitale :

Vikash a atteint un tel niveau d’excellence qu’il a été sélectionné pour représenter la France lors de la Coupe du monde, en 2006.

Emmanuel m’a expliqué que Vikash occupait la même place que votre très grand footballeur, Monsieur Zinedine Zidane. C’est pourquoi il a très peu joué durant cette Coupe du monde. Mais de cette aventure extraordinaire, Vikash a réalisé un film très intéressant, touchant, sur le fait d’être si proche du sommet :

Monsieur Vikash n’a jamais oublié ses racines, et est revenu en Inde pour honorer la mémoire de ses aïeux.

Une bande dessinée raconte très bien ce retour aux sources. Peut-être cette énergie transmise de génération en génération peut-elle expliquer le parcours incroyable de Monsieur Vikash ?

Chers enfants, je comprends que le football peut être une école de la vie, et je trouve cette idée magnifique.

Ce que nous apprend le football, me disent Henri et Emmanuel, c’est que pour marquer, on a besoin de tous les coéquipiers, des personnes qui sont dans les tribunes pour encourager les joueurs. C’est si chouette de sentir qu’on n’est jamais seul.

Je vous envoie une belle chanson pour vous encourager.

L’union fait la force.

A lundi chers enfants,

Bisous,

Shila

« When you walk through a storm

Hold your head up high

And don’t be afraid of the dark

At the end of a storm

There’s a golden sky

And the sweet silver song of a lark

Walk on through the wind

Walk on through the rain

Though your dreams be tossed and blown

Walk on, walk on

With hope in your heart

And you’ll never walk alone

You’ll never walk alone

Walk on, walk on

With hope in your heart

And you’ll never walk alone

You’ll never walk alone ».

« Quand tu traverses une tempête

Garde la tête haute

Et n’aie pas peur du noir

À la fin d’une tempête

Il y a un ciel d’or

Et le doux chant argenté d’une alouette

Marche à travers le vent

Marche sous la pluie

Bien que tes rêves soient lancés et soufflés

Marche, marche

Avec de l’espoir dans ton cœur

Et tu ne marcheras jamais seul

Tu ne marcheras jamais seul

Marche, marche

Avec de l’espoir dans ton cœur

Et tu ne marcheras jamais seul

Tu ne marcheras jamais seul ».