Lettre de Shila : “Sculptés par la vie”

Bonjour chers enfants,

Vous m’avez souvent demandé comment ça se fait que je sois aussi grande, bien plus grande que vous. Je pèse en effet trois tonnes, et peux mesurer trois mètres de hauteur pour six mètres de longueur (mes cousines d’Afrique peuvent être encore plus imposantes que moi).

C’est vrai ça, comment se peut-il ?

Je crois savoir par mon cher voisin Henri que vous ne pesez que trente à soixante-dix kilos, que vous n’êtes hauts que d’un mètre trente à un mètre quatre-vingts. Ouille ouille ouille, quelle différence… Quelqu’un ou quelque chose aurait-il décidé de notre taille, de notre apparence ?

Emmanuel, l’ami de mon cher voisin Henri, m’a expliqué que tout être vivant : plante, animal, humain, est en quelque sorte programmé à sa naissance pour que son corps soit ce qu’il est. Emmanuel m’a dit que ce programme incroyable était au plus profond de nous, et s’appelle l’ADN.

Ainsi, chez tout être vivant, le programme a plusieurs versions et fait que chez vous les humains, il y ait des humains petits, moyens, grands. Même chose pour nous les éléphants, même chose pour les animaux, les plantes.

Incroyable n’est-ce pas chers enfants ?

Et ce n’est pas tout : Emmanuel m’a expliqué que notre programme ADN à nous, les éléphants, nous protégeaient de maladies très graves quand, vous, les humains, n’en bénéficiez malheureusement pas et souffrez pour pas mal d’entre-vous d’un mal appelé « cancer » que moi, je ne connaitrais jamais.

Pourquoi tant de différences entre nos destinées ?

Emmanuel m’a expliqué que les humains avaient compris qu’en nous, dans notre corps d’être vivant, il y avait en permanence un mécanisme appelé apoptose qui fait qu’on n’arrête pas de nous renouveler, des premiers jours de notre naissance jusqu’au dernier moment de notre vie. Si j’ai bien compris, des cellules archi minuscules en nous meurent, pour laisser la place à d’autres, et ainsi de suite.

Intéressant… En fait, me dis-je, nous sommes comme sculptés par la vie.

Emmanuel m’a dit que c’était un peu ça en effet ; ainsi vous, les humains, naissaient avec une petite queue de poisson, que vous perdez dans le ventre de votre maman quelques semaines à peine après le moment de votre création.

Emmanuel me dit aussi que les premières semaines de votre naissance, bébé humain dans le ventre de sa maman ressemble un peu à un canard ; vos doigts de mains, de pieds, sont palmés, et peu à peu dans le ventre de la maman, la peau entre ces articulations disparaît, ce qui fait que vous naissez avec les mains, les pieds, que vous connaissez.

Hummmm, je me demande à quoi je ressemblerais dans les premières semaines alors que maman éléphant me porte en moi : une vache ?

Ah non alors, pas une vache, non merci. Je les aime beaucoup, mais juste comme voisines de mon pré. Rien que d’y penser, j’en suis toute renversée. Et Emmanuel me dit aussi, que vous, les humains, avaient de drôles d’idées à mon sujet ; vous souhaitez faire naître un jour un éléphant mammouth.

Oulalala, quelle folie ; c’est trop pour moi.

Mes chers enfants, l’aventure de la vie est décidément difficile à énoncer, mais formidable pour cette raison à la réflexion.

J’aime bien l’idée que nous soyons sculptés à mesure que nous avancions dans l’existence ; cela fait de nous, je dirais, des œuvres d’art.

Emmanuel m’a dit que, près de chez vous, vous pouviez admirer une petite fille sculptée par Mademoiselle Camille Claudel, qui a tant travaillé pour rendre saisissante l’essence-même du visage de l’enfance. Emmanuel m’a envoyé pour vous un article qui raconte combien cette œuvre fut pour Mademoiselle Camille un travail d’enfantement :

Pendant l’été 1892, Camille Claudel réalise, lors d’un séjour au château de l’Islette à Azay-le-Rideau, le portrait de Marguerite Boyer, petite fille des propriétaires alors âgée de six ans. Alors qu’Auguste Rodin travaille au monument à Balzac, il fait plusieurs voyages en Touraine à la recherche de documentation, mais aussi d’un modèle vivant qui puisse poser pour le portrait de l’écrivain. Camille Claudel l’accompagne lors de ces voyages, puis, en 1892, séjourne seule à l’Islette.

Terminée en 1893, la première version en plâtre de ce buste est exposée au Salon de la Libre esthétique à Bruxelles en 1894 sous le titre “La Contemplation”, puis la même année à Paris au Salon de la Société nationale des beaux-arts sous le nom de “Portrait d’une petite Châtelaine”. Cette œuvre rencontre un tel succès que Camille Claudel en réalise plusieurs versions en plâtre, en bronze et en marbre.

Les critiques de l’époque insistent sur la nouvelle dimension que prend l’œuvre de Camille Claudel avec ce buste. La petite fille est représentée le regard inquiet et interrogatif, ce qui la distingue des portraits d’enfants traditionnels et anecdotiques présentés chaque année au Salon. Ce regard renvoie à un questionnement universel qui fait de ce buste bien plus qu’un portrait fidèle. Ainsi, Camille Claudel affirme sa modernité et son appartenance à la sphère des artistes symbolistes.”

Ah, chère Camille, chers enfants, que cela nous ouvre vers de nouvelles manières d’être, que nous ne soupçonnions pas mais nous saisissent dans leur vérité.

Vive la vie,

Je vous embrasse Mademoiselle Camille, chers enfants,

A demain,

Shila