Lettre de Shila : “Vrais faux, faux faux, faux vrais, vrais vrais”

Bonjour chers enfants,

Comment allez-vous ? Emmanuel, l’ami de mon cher voisin Henri, me dit qu’il a bu un très bon café ce matin en lisant le journal et qu’il était aussi bon que celui de mon pays :

Emmanuel me dit que dans ce journal, il y avait une information qui a de quoi donner mal à la tête : il y aurait des « fausses vérités » dans le monde, et ces fausses vérités auraient beaucoup plus de succès et d’ampleur que des « vraies vérités ».

Ouille ouille ouille, je m’empresse de mâchouiller mes chères pousses de bambou car même si je suis très intelligente, la différence entre fausse et vraie vérité me semble incroyablement compliquée et il me faut être très réveillée. Le peu que j’ai compris, c’est qu’il faut quand même que j’y réfléchisse car cela pose des problèmes graves aux humains.

Aux humains seulement ? Emmanuel me dit que c’est un problème qui concerne aussi les animaux. Ainsi des requins qui confondent des humains avec des bestioles : ils croquent des humains qui nagent à la surface de l’eau, croyant de bonne foi que ce sont des phoques ou des tortues. Ou encore des canards qui sont piégés par des humains, croyant que flottant sur la mare, ce sont des vrais cousins alors que ce sont des canards en plastique. Et je ne vous parle pas des truites, qui croient que ce sont des vraies mouches qui volent à la surface de l’eau, alors que c’est l’humain qui a mis un appât sur l’hameçon de sa canne à pêche pour mieux les attraper.

Oui, maintenant qu’Emmanuel m’explique ce problème, je vois bien qu’il est très important de faire la différence entre le vrai et le faux, cela peut être une question de survie.

Et bien dans le journal qu’a lu ce matin Emmanuel, les résultats d’une étude scientifique expliquent que vous, les humains, préférez beaucoup et de très loin ce qui est faux à ce qui est vrai :

« Nous avons étudié la diffusion différentielle de toutes les nouvelles vraies et fausses vérifiées distribuées sur Twitter de 2006 à 2017. Les données comprennent environ 126 000 articles tweetés par environ 3 millions de personnes plus de 4,5 millions de fois. Nous avons classé les nouvelles comme vraies ou fausses en utilisant les informations de six organisations indépendantes de vérification des faits qui affichaient un accord de 95 à 98% sur les classifications. Le mensonge s’est répandu beaucoup plus loin, plus vite, plus profondément et plus largement que la vérité dans toutes les catégories d’informations, et les effets étaient plus prononcés pour les fausses nouvelles politiques que pour les fausses nouvelles sur le terrorisme, les catastrophes naturelles, la science, les légendes urbaines ou les informations financières. Nous avons constaté que les fausses nouvelles étaient plus nouvelles que les vraies nouvelles, ce qui suggère que les gens étaient plus susceptibles de partager des informations nouvelles. Alors que les fausses histoires inspiraient la peur, le dégoût, et surprise dans les réponses, des histoires vraies inspirées d’anticipation, de tristesse, de joie et de confiance. Contrairement à la sagesse conventionnelle, les robots ont accéléré la diffusion de vraies et fausses nouvelles au même rythme, ce qui implique que les fausses nouvelles se répandent plus que la vérité parce que les humains, et non les robots, sont plus susceptibles de la propager. »

Emmanuel m’a expliqué que Twitter, c’est une technologie inventée par les humains pour qu’ils puissent être de mieux en mieux en relation.

Mes chers enfants, tout cela me rappelle ce que je vous racontais à propos du miroir :

La conscience collective de ce qui est vrai, de ce qui est faux, n’est pas garantie par la mise au point de robots, de machines très sophistiquées. On peut être de mieux en mieux en relation, et être de mieux en mieux trompé.

Mon ami Emmanuel m’a expliqué que c’est un phénomène très ancien, qui n’a pas attendu les robots pour exister. Ainsi, Monsieur Jean-Paul Demoule, membre de votre Conseil scientifique, a beaucoup réfléchi à ces questions en tant qu’archéologue. De fameux mensonges ont été crûs par beaucoup de monde, bien avant ce que vous appelez “Internet”, “Twitter”, ou “la télévision” :

« Une énigme subsiste jusqu’à nos jours, celle de l’auteur de l’homme de Piltdown, un fossile découvert en 1908 dans le sud de l’Angleterre, et qui formait le « chaînon manquant » (ou missing link) idéal entre le singe et l’homme, celui que tout le monde cherchait. Il fallut quarante ans et l’invention de la datation par le carbone 14 pour vérifier que la chose tenait bien du singe et de l’homme : c’était un crâne humain médiéval associé à une mandibule d’orang-outan soigneusement limée ! Si l’on en a parfois soupçonné le savant français Teilhard de Chardin et même Conan Doyle, qui résidait à proximité, le suspect numéro 1 reste Charles Dawson, le « découvreur » de cet eoanthropus dawsoni (!), mais sans preuves irréfutables. Ce faux avait lui-même été précédé un demi-siècle plus tôt par un autre tout aussi célèbre, la mâchoire de Moulin-Quignon. Moderne, elle avait été introduite dans une carrière de la Somme par des ouvriers auxquels Boucher de Perthes avait promis une récompense en cas de découverte d’os humains. En effet, si on connaissait jusque-là des outils en silex et des ossements d’animaux disparus dont l’antiquité venait d’être admise, il manquait toujours la preuve d’une réelle présence humaine. Ce faux, authentifié à l’époque, permit à la Préhistoire de connaître son véritable développement ! ».

Ce thème est passionnant, et Emmanuel m’a envoyé pour vous l’émission de radio durant laquelle Monsieur Demoule raconte plein d’autres histoires de vrais faux, faux faux, faux vrais, vrais vrais.

Emmanuel me fait remarquer qu’en plus, pas mal de gens qui se sont faits bernés par ces bobards très bien ficelés sont précisément des personnes qui ont beaucoup appris du Siècle des Lumières dont je vous parlais hier.

Je vous soumets la morale de cette histoire, mes chères enfants : pour être puissant, avoir du pouvoir sur les autres, il semble qu’il vaille mieux mentir. Cependant, le mensonge est toujours découvert tôt ou tard, car il ne peut atteindre l’importance existentielle de la vérité : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », disait pour résumer cela un grand penseur de votre Siècle des lumières, Monsieur François de la Rochefoucauld.

Je crois savoir par mon cher Henri que dans le sous-sol devant la Maison du Cirque, vous avez réalisée voici dix ans, malicieux que vous êtes, une opération au cours de laquelle vous avez enfouis des vrais vrais, vrais faux, faux vrais, faux faux messages à l’attention de vous-mêmes et des archéologues du futur :

Hummm, vous êtes futés les enfants : je souhaite bien du plaisir à votre mémoire et aux archéologues de 2030 et de 2050 pour savoir discerner le vrai du faux.

A demain,

Gros bisous,

Shila