« Le regard d’un autre »*.
Nous savons toute la valeur d’un premier regard, de celui de chaque matin, et à chaque rencontre. Pour des raisons qui nous échappent, la petite Laurence, âgée de 11 ans, ne rêvait que d’une chose : retrouver l’éducatrice du camp de l’été dernier, éducatrice par intermittence pendant les périodes de vacances scolaires. «Je veux aller avec Zoé», ne cesse t-elle de répéter lors de l’organisation de celles du printemps. Ca y est. Son rêve s’est réalisé : Laurence retrouve Zoé et Zoé Laurence. La fête des retrouvailles, quoi !!! Et Laurence heureuse de montrer tout ce qu’elle sait faire aujourd’hui : de la danse HIP HOP. Elle en invente même une nouvelle discipline, le HIP HOP dans l’eau de mer ! (Voir sur notre site). L’éducatrice est époustouflée des progrès effectués par Laurence, de sa capacité à vivre avec les autres, de l’acquisition de ses nouvelles compétences en danse, de son plaisir de vivre. Un vrai bonheur. Oh, le séjour n’a pas été sans conflits !!
Ce regard compte.
Corine Mariennau vient animer une nouvelle masterclasse à la maison des enfants de la musique. Trois jours intensifs de travail musical, de mise en place des compositions produites, de partage. C’était un peu long, paraît-il, mais la classe a tenu jusqu’à la fin. Le chef de service est lui même tellement étonné :
«C’était comme dans une académie de musique, ni plus ni moins.» Corine a mesuré les progrès, conseillé quelques arrangements, demandé de la rigueur. Son regard exigeant et sans complaisance, aimant et convaincu des bienfaits de ces pratiques artistiques, vient assurer chacun, lui donner la bonne place dans le collectif, ouvrir des perspectives à d’autres apprentissages.
Ce regard compte.
Lorsque Dominique dit à son collège qu’il est inscrit à la maison des enfants du cirque ou à la maison des découvreurs, le regard du professeur interroge. La place de l’institution dans la cité est une préoccupation incontournable.
Et d’autres encore dit «extérieurs», d’autres regards de compagnons de route de ce projet, continuent de nourrir, par la formation, par les ateliers scientifiques ou sportifs, par leurs investissements épisodiques, pour ces 110 jeunes et futurs adultes, le désir de grandir et de vivre ensemble.
En nos maisons, tous les matins, après une nuit calme ou agitée, le regard de l’éducateur compte.
Trois jeunes reviennent d’un séjour itinérances. La séparation avec la famille a été de 110 jours. Au cours d’entretien sur place, au Maroc, chacun mesure la distance, l’éprouve, la pense. Nous évoquons les évènements qui ont été à l’origine de coups durs, le risque de rupture avec le seul lien familial restant, l’exclusion scolaire ou les difficultés à élaborer un projet. Eloigné des ports d’attache, à la découverte d’une autre culture, dans des conditions sommaires, et en sécurité avec leurs deux éducateurs, c’est le temps pour chacun de la déconstruction apaisée.
Un autre regard sur leur vie peut émerger.
Ainsi, en plein coeur des campagnes marocaines, au calme, le dépaysement psychique permet de se souvenir et d’élaborer. Nous sommes alors non, soit dans le passé ou le présent, mais à la fois dans le passé et le présent.
Au directeur venu ici accompagner ce travail d’élaboration, il est toujours question, depuis 11 années d’existence de ce programme «Itinérances», de lui témoigner «de ce que l’on vit» en comparant, et non seulement dire, les différences, mais dire les éprouvés.(et l’éprouvé d’exclusion peut alors se dire, dans le présent.)
Rares sont les occasions de vie ou il est possible de se retirer pendant 110 jours, sans retour possible.
Ce temps est nécessaire et précieux pour pouvoir renouveler son regard sur l’avenir de soi.
Le retour est toujours un moment complexe : heureux de se retrouver et prêts à montrer combien «ils ont changé», mais avec une réelle inquiétude : quels regards va-t-on porter sur eux ? Va-t-on les faire retomber dans ce passé un peu chaotique qui a précédé ce voyage initiatique et, de leurs côtés, vont-ils pouvoir prendre la liberté de se présenter «autre» ?
Pour l’un d’entre eux, c’était l’emprise d’une mère, l’emprise qu’elle a, et surtout l’emprise qu’elle a en lui, par lui, dont il s’agissait de se déprendre avant de partir.
Comme souvent en ce cas, dans ces relations fusionnelles, on en était arrivés à la violence et aux mains. Pendant ces trois mois, Jean a écrit et lu, et pour lui, c’est nouveau. Les phrases et les mots sont choisis et énoncés selon un rythme lent, droit dans les yeux, et mis en tension par des «vous comprenez monsieur?».
Je l’imagine, et cela sera confirmé par les éducateurs, Jean «est en lecture» comme «il est en parole» dans cette rencontre : rares sont les jeunes qui m’ont fait autant impression quant au travail d’élaboration accompli pour, précisément, «se mettre en chemin de penser.»
Pour ce retour, le regard bienveillant renouvelé de la mère et de l’éducateur a été essentiel.
Notre responsabilité est engagée dès notre première rencontre, dès notre premier regard. Si nous cherchons la répétition du passé, c’est certain, on la trouve. Et c’est la rechute.
Si l’on accepte, en soi, de faire de chaque rencontre un événement, alors un avènement pour un avenir renouvelé devient possible pour ceux qui croisent leur regard.
Eric Legros
* Les prénoms des personnes citées ont été modifiés pour le besoin de cette lettre du directeur.