Lettre du directeur #12

Voisinages : de proche en proche

Kamo, un village à 2000 mètres d’altitude, en Arménie, le long du lac Sevan.

La rencontre avec des grands-mères, dans un orphelinat, qui y sont restées après leur temps de travail en qualité d’éducatrices, parce qu’elles n’avaient pas les moyens de vivre de leur seule pension, en ces temps de guerre (entre 1992 et 1996).

Une rencontre entre elles et des cliniciens dans le cadre d’une formation. Une interprète. Des dialogues, au sujet d’enfants en difficultés, et la situation qui s’éclaire lorsque les uns et les autres, pour les comprendre, répondent à partir de contes de leurs cultures.

Retrouver le lien à la culture pour comprendre les évènements d’aujourd’hui, voici l’enseignement de ces grands-mères.

Alors, en 1992, Sonia Arslanian devint « éducatrice/grand-mère » en nos maisons. Le raisin est un fruit cher aux Arméniens. Une coupe de raisin de la vigne de Sonia, située au cœur de la cour de ferme d’au sein de laquelle Sonia a travaillé, fut posée sur le piano que fit sonné Arhur Aharonian aux côtés du violoniste Haik Davtian, le jour de l’ouverture de la saison culturelle.

De nouveau, des anciens investissent des lieux patrimoniaux de l’association ou dans la formation.

Les grands-mères sont de retour !!!

Le tissu institutionnel de la filiation se déploie.

Autre voisinage, temporel

Cent ans après, sur notre territoire, de nombreuses expositions et travaux patrimoniaux sont présentés autour de la grande guerre.

C’est donc l’occasion de citer Davoine et Gaudillière, et d’entendre ce qu’ils disent des effets des catastrophes, lorsque l’autre défaille :

D’abord, page 127, dans le paragraphe portant sur la « Génèse du « symbolon » sur fond de guerre :

« Toute catastrophe dans l’ordre social ; domestique ou organique correspond à une perte de confiance, ponctuelle ou radicale, dans la sécurité des lois qui régissent les hommes, l’univers ou le corps. L’altérité change alors brutalement de statut. Du garant de bonne foi d’où émanent la parole et la permanence des lois physiques, l’autre devient surface de signes et de formes à déchiffrer, sur fond de mots dévalués.

D’autre part, qu’elle ait une origine neurologique, ou non, l’impossibilité à sentir quoi que ce soit trouble le miroir qui nous relie à nous-mêmes et aux autres. Car le jeu du langage consiste aussi dans le ton de la voix, les expressions du visage, et le théâtre de nos émotions.

Des désordres profonds dans les fonctions et les articulations de ces deux domaines, le symbolique et l’imaginaire, ouvrent le champ vers les déliaisons propres au Réel, et approchent ce qui n’a ni nom, ni limite, ni autre. (…) Une rupture majeure a ruiné la confiance dans la parole, le contact avec les sentiments d’autrui, la fiabilité et la continuité du microcosme et du macrocosme ».

Plus loin, page 130, alors que les auteurs dissertent sur« Montrer ce qui ne peut se dire », est écrit qu’il reste le « vouloir dire, quand parler à autrui ne devient plus possible », et, nous précisent-ils plus loin : « vouloir dire, quand on perd la raison, c’est se parler à soi-même en désespoir de cause, car on est le seul à écouter ».

Enfin, alors que Davoine et Gaudillière nous proposent un voyageautour de la fête des fous du moyen âge pour se demander quelle commune mesure pourrait exister donc entre les fous, les savants, et les enfants, apparaissent ces lignes : « (…) sans doute la curiosité, scientifique en son essence, est celle même des bébés, à condition que l’adulte collabore à l’investigation. On connaît bien l’exemple ou un enfant cesse immédiatement de téter quand sa mère reçoit un télégramme alarmant. Car un enfant qui au sein est à même de remarquer que le visage de sa mère, ou son odeur, ou le rythme de son cœur ont changé : il est sensible surtout aux écarts. Les marqueurs corporels qu’il a observés et enregistrés lui permettent de détecter les impressions. Ferons-nous l’injure à son intelligence en posant qu’il s’agit d’un réflexe, ou reconnaîtrons-nous plutôt une manière silencieuse de poser une question ?

(…) L’enjeu cognitif est de taille, prélude à l’ouverture ou à la fermeture du champ du logos. Une personne mensongère ou un silence gêné renvoient le sujet à la non existence. Plutôt que de lui parler, on parle de lui, comme une aberration. La grammaire a subitement changé de sens : sujet et complément d’objet ont changé de camp. L’observateur devenu l’observé. L’enfant chercheur en germe reste interdit, au bord de l’exploration qui lui est refusée : on fait de lui un sot, un fou, un innocent. Jusqu’à ce qu’il trouve un autre qui accepte le défi de réactiver la question. » (Phrase soulignée par moi).

Ce sont les petits fils ou arrière-petit-fils de ce temps-là qui sont chez nous et je ne sais que dire de l’effet en eux et dans ce fil intergénérationnel de cette catastrophe de l’humanité. Il y faudrait du temps et un travail biographique.

Pour autant, c’est aussi de catastrophe sociale et subjective qu’il s’agit lorsque l’autre, mon père, ma mère, cet autre de confiance et au cœur de ma constitution subjective, ne trouve pas sa place dans l’utilité sociale, et d’abord dans le travail.

Ce que j’ai appris, pour pouvoir l’échanger contre une capacité d’autonomie, je ne peux en donner le service dans la société, ce qui m’annule et m’absente du besoin social, et me rend impossible l’accès à l’autonomie, et à la jouissance qui s’y lie. Le contrat social devient inique (lire sur ce même thème le nouvel ouvrage de la psychanalyste Claude Halmos).

De ces voisinages, qu’en tirer pour le travail de l’éducateur?

Autre voisinage, en Soi et avec l’Autre

Voici une scène de la vie quotidienne pour l’illustrer.

Un matin du mois dernier, je m’invite au petit déjeuner à la maison du cirque et du théâtre. Une éducatrice porte sur ses genoux et entoure de ses bras Ophélie*, comme une mère bienveillante, en ce temps si précieux du réveil et de la levée du jour : sortie des rêves et de la nuit, nouvelle entrée dans une réalité qui en devient apaisante.

Temps précieux de passage pour se trouver soi dans les bras d’une autre.

Devant ce tableau vivant d’une grande beauté toute ordinaire, je suis invité au dialogue par le personnage « petite fille ». Voici comment nous glissons dans un autre temps, celui du « passé-présent » :

O : « Monsieur, pourrais-je revoir mon grand frère ?

Dr : Oui bien sûr. Mais pourquoi cette question ?

O : Parce qu’ici on me dit que je ne pourrai pas.

Dr : Oui bien sûr vous pourrez le voir. Il faudra étudier les conditions, mais c’est un droit qui vous appartient. Dites-moi Ophélie, rappelez-moi votre mère ? Votre père ?

O : Mon père est décédé juste après ma naissance, et ma mère lorsque j’avais 6 ans, puis j’ai été accueillie dans une famille d’accueil. »

Pendant ce temps, Ophélie se blottissait dans les bras généreux de l’éducatrice.

Dr : « Vous vous rappelez de votre mère et de votre père ? Avez-vous des photos ? Quels souvenirs avez-vous de votre mère ?

O : Oui j’en ai encore. »

Et l’éducatrice de dire tout l’amour qu’elle a reçu de sa mère, ce qui est confirmé par les référents sociaux.

Dr : « Alors elle vous a donné de quoi grandir. C‘est formidable d’ailleurs de vous voir si bien grandir en nos maisons. Vous vous sentez bien ici ?

O : Oui, mais j’aimerais bien revoir mon grand frère.

Dr : Lorsque vous l’aurez au téléphone, proposez-lui d’écrire alors à la référente ou de m’appeler ».

De plus en plus lové dans les bras de l’éducatrice, elle reçoit la tendresse d’une mère et les paroles qui font vivre la sienne dans le lien d’amour qu’elle vit pleinement dans ce temps « passé-présent ».

Ce n’est plus l’absence de la mère qu’évoque le tableau, mais bien l’amour d’une mère et d’une fille, amour donné et accepté par l’une et l’autre, accompagné des mots qui permettent le lien au-delà du temps.

Véritables retrouvailles dans la vivacité de l’amour de cette « mère de présent », l’éducatrice.

Le terme « Mère de substitution » semble moins convenir, puisqu’il n’y a pas de substitution de sa mère à une autre, mais bien un lien entre ces deux femmes, initié par O. C’est O qui fabrique ce lien, c’est en elle qu’il existe.

Le visiteur du matin se retire alors qu’O prépare son petit déjeuner, à la fois « présente et ailleurs », dans cette atmosphère du matin, phase d’éveil si l’en est.

O, comme d’autres, se sent bien dans cette maison bien ordinaire.

Ré-humaniser le travail social

C‘est à partir de cette « brève de maison des enfants de la culture » que nous pouvons ainsi revitaliser le travail de l’éducateur, le ré-humaniser, comme nous le propose Jean Paul Delevoye, Président du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE).

Nous y trouvons présente la confiance du lien affectif, la présence de l’éducatrice en fonction symbolique, une jeune au travail de sa filiation, un répondant-témoin, pourrait-on dire, en place de tiers et qui prend place d’occasion de parole dans ce tableau « allant-devenant vivant ».

Que faire des catastrophes, qu’elles soient familiales ou sociétales – et nous voyons bien, à travers cet exemple, qu’elles sont souvent familiales, parce que sociales –, si ce n’est de leur donner une occasion de se dire, d’accepter d’en être le témoin bienveillant, d’accompagner une élaboration silencieuse qui permet d’apaiser la douleur de l’absence ? Et pour cela, il y faut bien un peu d’empathie de l’éducatrice à la situation vécue de la jeune fille, de l‘amour filial.

Ce sont la qualité de la présence de l’éducatrice « à elle-même et à cette jeune fille » et la parole sous forme de conversation portée par les uns et les autres qui donnent et ouvrent sur la possibilité d’un lien renouvelé au monde.

Il me faudra revenir sur cette qualité de présence à soi et à l’autre, condition d’un accueil de la parole d’autrui, qui libère la parole dans sa capacité d’invention et de retenue.

Ce tableau vivant est en soi un temps éminemment culturel, parce qu’il est un temps de filiation, et parce que la filiation est ce qui fonde la culture, en ces interdits reconnus comme « faits de parole », interdits d’inceste et de meurtre, qui donnent à chacun sa place dans sa filiation et dans la communauté.

Les mots autour de l’absence, expérience forte d’un espace symbolique, la mort d’un proche, qui renvoie au réel de la vie et à la mort et touche le biologique, et l’imaginaire d’une situation, où l’on accepte de prendre l’un pour un Autre.

Cette valse en trois temps créé le mouvement de la vie pour notre espèce parlante.

Nous sommes aussi ici dans la proximité de notre définition de ce qu’est l’homme en ses trois dimensions : subjective, sociale et imaginaire ou bien de celle d’Edgar Morin qui allie biologie, anthropologie et social.

Devenir compagnon des sublimations

Ré-humaniser et repenser le travail social en le réinterprétant comme fait de culture, voilà le sillon qui se trace en nos maisons.

L’on pourrait penser qu’il s’agit ici du seul travail remarquable d’une éducatrice et d’un jeune, désarticulé du lieu institutionnel, et exceptionnel.

Je pense qu’il n’en est rien.

C’est l’institution, si l’on veut l’entendre comme l’Institution de l’humain dans l’espèce parlante, dans laquelle se greffe cette humanisation.

Le travail social doit retrouver le sens dans ce qui fonde la culture.

Ces évènements en forme d’avènements ne sauraient prendre naissance en n’importe laquelle des circonstances. N’aurait-on d’ailleurs, en de nombreux lieux d’éducation ou de soin, renvoyer la question de cette jeune fille vers le référent social ou vers le psy, à qui l’on prête le pouvoir disproportionné de savoir répondre à toutes ses impasses ?

Alors, lorsqu’il s’agit d’un jeune, il est plus facile de lui indiquer la route vers un autre plutôt que d’accepter le voyage dans ses propres pensées pour aller y entendre la proximité des affects souffrants auxquels le vécu de l’enfant renvoie.

C’est ce que ne fit pas l’éducatrice.

Willy Barral, compagnon de route pendant plus de 20 ans, aimait à penser le travail de l’éducateur en qualité de « contaminateur de culture ». Aujourd’hui, je vais préférer celle voisine de Dolto qui le fait « compagnon des sublimations ».

 Eric Legros

* Le prénom de la personne citée a été modifié pour le besoin de cette lettre du directeur.