Note de rentrée Saison culturelle 2019-2020

Le thème de la saison culturelle de cette année 2019-2020 est : « Rien n’est joué d’avance ».

Lundi matin,
L’empereur, sa femme, et le p’tit prince
Sont venus chez moi, pour me serrer la pince.
Mais comme j’étais parti, le p’tit prince a dit :
Puisque c’est ainsi nous reviendrons mardi.

Mardi matin,
L’empereur, sa femme, et le p’tit prince
Sont venus chez moi, pour me serrer la pince.
Mais comme j’étais parti, le p’tit prince a dit :
Puisque c’est ainsi nous reviendrons mercredi.

(ad. lib.)

Les enfants, les jeunes aiment écouter de la musique quand nous les transportons aux multiples rendez-vous qui composent leur emploi du temps, quand ils vont à pieds sur le chemin de leur établissement scolaire. Ils aiment aussi nous chanter leurs chansons préférées, et particulièrement leurs refrains.

S’il y a bien un trait distinctif de l’enfance, de la jeunesse, c’est sans doute cette prédilection pour vocaliser des ritournelles psalmodiées sur un air parfois léger, parfois sombre. Fredonner ces airs répétitifs, c’est se donner du cœur à l’ouvrage, se rassurer parce que l’on se déplace d’un endroit à un autre, parce qu’on ne sait pas ce qu’il nous attend là-bas quand bien même on a accepté de s’y rendre.

Si l’on y prête l’oreille, que nous disent ces chansons typiques du passage d’un état mental à un autre ?

Comme c’est le cas de cette comptine inventée au XIXe siècle choisie en préambule, bien des chansons d’enfants ou pour adolescents racontent une vie de repères qui se dérègle, un ordre déstabilisé par des surgissements d’inattendus.

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Elles peuvent, aussi et à l’inverse, parler d’une existence chaotique qui finit par trouver un sens, d’une trajectoire malheureuse qui oblique vers le bonheur. Compositions optimistes ou pessimistes, ce sont des histoires de mondes incertains et par conséquent douloureux, néanmoins désirables tant ils sont mystérieux.

Cette prédilection des enfants et des jeunes pour l’aventure, l’imprudence, nous inspire une première façon de comprendre « Rien n’est joué d’avance », thème de notre nouvelle saison. L’inquiétude, l’insatisfaction – en un mot : l’intranquillité, est une caractéristique essentielle de l’être au monde.

Moyennant un travail éducatif auquel nous nous consacrons jour après jour pour que les enfants et les jeunes puissent se penser en sécurité, le sentiment d’intranquillité peut être un puissant facteur de grandissement, d’épanouissement. Il s’agit, pour les enfants comme pour les adultes, d’être à l’affût de ce qui pourrait advenir, de reconnaître que nous ne sommes jamais assurés de nos repères et devons en conséquence tester régulièrement leur validité à mesure des accidents de parcours, des rencontres fortuites, des événements non prévisibles. Ces manifestations du hasard, de l’inconcevable, de l’anormal peuvent être – pour celui qui s’en convainc – autant de moments puissants de refondation de soi, d’opportunités pour changer le cours des choses, de chances de retourner des situations compromises.

« Rien n’est joué d’avance » fait l’éloge de l’intranquillité ; il en va de même du discernement tant les deux nous paraissent indissociablement liés. Le discernement peut être envisagé comme seconde arrête de ce triangle thématique annuel.

S’il est vrai que la vie est surprenante, déstabilisante considérant bien de ses aspects, elle nous oblige par conséquent à savoir repérer dans le flot quotidien des informations et des situations chaotiques, contradictoires, parfois même aberrantes d’une heure à l’autre, ce qui doit retenir notre attention et forger notre décision, notre conduite. La capacité à voir au-delà des faux-semblants, des évidences toutes faites, des procédures dépersonnalisées, des dysfonctionnements systémiques, constitue l’essence même de nos métiers.

De fait, le socle de l’intelligence des équipes repose et reposera toujours sur une observation fine de manières d’être, de dire, de faire des enfants et des jeunes chaque jour passant, du lever au coucher, d’une semaine à l’autre, mois après mois, parfois même d’année en année : « Derrière l’apparente simplicité des tâches, se cache la complexité du métier. En termes ergonomiques, nous dirions que l’éducateur déploie des schémas opératoires multiples ; assume un niveau de stress élevé, notamment lié à l’incertitude des situations qu’il gère ou qu’il rencontre ; maîtrise des paramètres nombreux, et souvent incompatibles ; gère des attentes, des demandes, de besoins souvent contradictoires ; assume un impact émotionnel insoupçonné. Il s’agit donc d’un professionnel de haut niveau ! ».
(CHAPELLIER J.-L. (2001), Educateur : identité et formation, Pensée plurielle, 2001/1 (no 3), p. 73-78, p. 77).

Troisième arrête du triangle, troisième idée clé que nous inspire le thème de cette nouvelle saison : outre l’intranquillité, outre le discernement, « Rien n’est joué d’avance » valorise comme chaque saison depuis la fondation de notre association la créativité, cette capacité à se placer soi dans un ailleurs : « Si je veux exprimer que j’existe en tant qu’âme individualisée, je dirai : “Je suis moi.” Mais si je veux dire que j’existe comme entité, qui se dirige et se forme elle-même, et qui exerce de la façon la plus directe cette fonction divine de se créer soi-même, comment donc emploierai-je le verbe être, sinon en le transformant tout d’un coup en verbe transitif ? Alors, promu triomphalement, antigrammaticalement être suprême, je dirai : “Je me suis.” »
(PESSOA F. (2011), Le livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgeois Editeur, p. 114. Nous soulignons).

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Bien plus que d’être nés à une date arrêtée, enfants, adultes : nous nous créons, jour après jour.

Ce qui frappe le plus en lisant l’ouvrage de Patrick Bourdet, dont la formulation du thème doit avec son aimable autorisation au titre choisi pour ce livre autobiographique, c’est la générosité, générosité témoignée depuis l’écriture de ce récit par son engagement aux côtés de notre institution. M. Bourdet donne bien plus qu’il n’a reçu. Plus Patrick Bourdet s’est ouvert aux autres dans sa détresse, plus il a pu compter sur lui-même ; et plus les autres lui ont été secourables, plus il a eu envie de leur rendre la pareille et d’entrer dans une relation réciproque.

Socialiser les jeunes en grande difficulté que la société confie à notre association, n’est-ce pas aussi les ré-individualiser, eux qu’on range dans la catégorie des « cas sociaux », en apprenant à dire « Je » et à se distinguer des autres, puisque l’approche culturelle originale des Maisons permet de se choisir ?