Nous mettons en ligne la trame qui a servi pour structurer l’entretien que monsieur Delevoye, Président du Conseil Economique, Social et Environnemental, a accordé à monsieur Legros dans le cadre de la préparation des “Journées d’Enfance 2014”.
Monsieur Delevoye parraine cette année encore le festival. L’entretien a été filmé et comme chaque année, il sera diffusé dans l’amphithéâtre du colloque qui se tiendra le 3 juillet (voir programme JDE).
Introduction :
Avec l’accord de M. Delevoye, l’entretien se déroulera pendant une heure.
Cet échange avec Eric Legros sera filmé, pour que le document audiovisuel puisse être diffusé lors du colloque « Reconnaissances », le 3 juillet 2014 à Boulogne-sur-Mer.
Dans ce document, chaque thème initié par M. Legros (« Ouverture ») donnera lieu à un développement spécifique et leur questionnement afférent, dont on trouvera les contenus page après page (« Discussions).
Pour conclure et comme à l’accoutumée, il sera demandé à M. Delevoye un message qu’il voudra bien adresser aux participants des « Journées d’Enfance 2014 », organisées sous son haut patronage.
Ouverture :
Présentation par M. Legros des avancées du programme éducatif et culturel de l’institution « Les Maisons des Enfants de la Côte d’Opale » depuis le précédent entretien avec M. Delevoye (15 avril 2013).
Trois thèmes :
1. L’association se donne pour objectif d’être reconnue institution de référence dans le champ de l’aide sociale à l’enfance. Pour ce faire, elle développe particulièrement deux axes complémentaires.
En interne, l’institution essaie de construire différents espaces, dans lesquels la relation individuelle pourra se déployer autour de figures parentales nouvelles pour les enfants, les jeunes, avec les éducateurs, pris toujours ici au sens large, de tous ceux qui partagent leur vie quotidienne. Ces nouvelles figures parentales ne viennent pas se substituer aux parents ou tuteurs. Elles viennent s’y adjoindre, autour d’un pacte d’alliance à la famille d’origine ou au tuteur, ce qui sera toujours recherché. Cette approche spécifique du travail éducatif se fait au quotidien et bénéficie à présent d’un espace réflexif permanent : un conseil scientifique composé des membres du conseil d’administration, des usagers (représentant des enfants et des jeunes de l’association), des personnels de l’association (représentant des éducateurs) et de chercheurs et d’ingénieurs en sciences dures et en sciences humaines et sociales, et de professionnels de l’aide sociale à l’enfance, a été créé. La même détermination d’articuler systématiquement le travail éducatif au quotidien, avec des instances qui permettent de prendre le temps d’y réfléchir et de dialoguer ensemble, façonne le « conseil de la vie sociale », qui sera installé lors du premier jour des « Journées d’Enfance 2014 ». Cette nouvelle instance intégrera notamment la notion d’usagers, avec des représentants élus des parents et tuteurs des enfants et des jeunes de l’association.
En externe, l’essor de partenariats culturels avec la Fondation de France, la DRAC Nord Pas-de-Calais, l’Institut National de Recherches en Archéologie Préventive, la Fondation SEED (Schlumberger Excellence in Educational Development), nourrit aussi cette volonté de l’association d’être reconnue comme établissement éducatif et culturel d’excellence ;
2. La pensée de long terme qui oriente la politique de notre institution se manifeste aussi par la volonté de créer un nouveau dispositif en son sein, dédié à la disponibilité permanente de tous pour accueillir, conseiller et aider les enfants et les jeunes devenus adultes, y compris bien après leur passage dans l’institution. Cette initiative en croise une autre, que nous pensons d’une nature bien différente, et qui porte sur la mise en place d’outils gestionnaires permettant d’étudier sur la durée longue des existences les parcours de vie ;
3. La saison culturelle n’est pas encore terminée (« Journées d’Enfance 2014 » du 28 juin au 3 juillet), que s’annonce déjà la prochaine, à partir de septembre, et qui sera caractérisée par une plus grande ouverture à l’international et une réflexion encore plus soutenue sur le thème la filiation, les relations d’obligation des uns envers les autres dans le temps intergénérationnel et l’espace républicain (le thème annuel sera « Ce qui nous tient debout »).
Discussions :
1. Les enjeux de la Reconnaissance :
Lors de l’entretien accordé voici un an, dans le cadre d’une saison annuelle thématisant « la mesure », M. Delevoye avait déjà posé les bases de la réflexion menée cette année sur la valeur, liant très fortement la capacité de la société à être à la mesure de ses citoyens, à la mise en place de dispositifs, d’organisations, de manière d’être et de faire permettant la reconnaissance et l’épanouissement des talents.
Dans son ouvrage « La lutte pour la reconnaissance », réédité en 2013 aux Editions Folio/Essais, le philosophe allemand Axel Honneth relie indéfectiblement l’amour, le droit et la solidarité comme registres qui, séparément et ensemble, sont à même d’offrir aux individus des reconnaissances intersubjectives. D’abord, la reconnaissance est affective et restreinte au cercle familial : l’individu, par l’amour qu’il reçoit, voit ses besoins concrets reconnus (on parle de confiance en soi). Ensuite, la reconnaissance est juridique : la personne se voit dotée de droits et se trouve ainsi reconnue par la société civile (il faut dire dès lors la notion de respect de soi). Enfin, l’Etat reconnaît la personne et celle-ci prend place dans les liens de solidarité qui constituent la vie éthique (il s’agit d’estime de soi). L’amour, le droit et la solidarisation dessinent, autrement dit et selon ce philosophe, les étapes par lesquelles chacun se trouve reconnu comme une personne autonome et singulière.
M. Legros dit à ce propos : « de droit et de reconnaissance sociale nous nous occupons, de l’amour filial nous côtoyons. Mais, au final, l’amour d’éducation doit se savoir substitutif et c’est essentiel dans notre domaine. Cet amour là doit se savoir limité car il vise le développement de la capacité de vivre ensemble, avec d’autres. Je pense donc que la sphère de l’intime doit échapper aux intentions des uns et des autres, le plus possible ».
Ce cadrage théorique pose avec acuité la question de savoir équilibrer les espaces de la relation éducative dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance. Il souligne aussi les enjeux fondamentaux portés par le futur « conseil de la vie sociale » de l’institution.
Questions à M. Delevoye :
Diriez-vous que la question de l’intime – que nous venons de mobiliser en reprenant la grille de lecture d’Axel Honneth à propos des problématiques de reconnaissance, est une question socialement vive ?
L’Etat, la société civile, les individus peuvent-ils, souhaitent-ils parvenir à une position consensuelle à ce sujet ?
2. Les enjeux de la Raison :
Dans son ouvrage « L’imagination sociologique », publié en 2006 aux Editions de La Découverte pour sa traduction française, le chercheur américain Charles Wright Mills écrivait dès 1959, fort de nombreuses enquêtes de terrain dans son pays (p. 173) :
« Un niveau élevé de technologie et de rationalisme bureaucratique ne va pas forcément de pair avec un niveau équivalent d’intelligence individuelle ou d’intelligence sociale. Le second ne s’ensuit pas logiquement du premier. Le rationalisme social, technologique ou bureaucratique ne décuple pas chez l’individu la volonté ni la faculté de raisonner. Au contraire, il semble qu’il les ébranle. Ils apparaissent bien souvent comme un instrument de tyrannie et de manipulation, comme un moyen de saboter les chances de la raison et la faculté même d’agir en homme libre. La rationalisation toujours accrue de la société, la contraction entre rationalité et raison, la fin de la coïncidence qu’on prêtait au couple raison-liberté, voilà ce qui se cache derrière l’apparition de cet homme rationnel sans raison, toujours plus auto rationalisé et toujours plus inquiet. »
Si, selon les estimations de l’OCDE, les frais d’éducation consentis par la société pour tout français, dans sa tranche d’âge allant de 3 à 18 ans, est de 200 000 euros, « Les Maisons des Enfants de la Côte d’Opale » mobilisent en moyenne cette somme en moins de quatre ans pour chaque enfant, chaque jeune accueilli. Il y a, autrement dit et effectivement en terme budgétaire, un effort républicain supérieur à leur endroit. De fait, dans le cadre des réorganisations budgétaires, la demande devient de plus en plus insistante de la part des tutelles pour objectiver les parcours de vie des adultes anciennement enfants et jeunes ayant vécu en placement, et ainsi d’évaluer toujours mieux l’efficacité de l’investissement consenti par la société à leur endroit.
Ces adultes ayant vécu autrefois une mesure de placement sont-ils par conséquent plus que tout autre particulièrement redevables des « sur-investissements » que la société a consentis à leur sujet ? Ces adultes ayant vécu autrefois une mesure de placement ne sont-ils pas plutôt, et en premier lieu, redevables vis-à-vis de leurs enfants – c’est-à-dire dans leur capacité à devenir à leur tour parents ?
M. Legros écrit à ce propos : « Je pense que la notion “redevables” pose problème. En effet, comme tout un chacun, je suis redevable de ce que j’ai reçu, et ce rapport à la dette n’est pas culpabilisant si nous inscrivons cette dette dans la capacité à donner à la génération future. En fait ce que je dois, je le dois non pas à ceux qui me l’ont transmis, je le dois à mes enfants. »
Cette citation de Wright Mills, et les données que nous venons d’expliciter, posent avec acuité la question de savoir comment administrer de la manière la plus juste et efficace les parcours de vie des enfants et des jeunes, y compris bien après leur mesure de placement.
Question à M. Delevoye :
Cette injonction à augmenter les outils de rationalisation budgétaire en matière d’aide sociale à l’enfance peut-elle éviter l’écueil décrit plus généralement par Wright Mills ? Autrement dit, la rationalité technologique ou bureaucratique pensée pour accompagner la fabrique de l’humain (notamment via l’éducation spécialisée) ne fragilise-t-elle finalement pas ce qui le fonde ?
3. Les enjeux de la Filiation :
Dans une invitation faite à M. Alain Supiot, professeur au Collège de France (« Chaire Etat social et mondialisation : analyse juridique des solidarités »), pour intervenir dans le cadre du colloque, M. Legros écrit :
« Le champ de la protection de l’enfance est sans cesse traversé par les questions de filiation. Il n’est pas une situation qui ne nous convoque à les penser : le lien au père, à la mère, aux frères et sœurs, d’origine ou d’éducation, plus largement à la famille d’origine ou d’adoption, à son appartenance, du temps de son vivant, et aussi son rapport à la lignée, au trans-générationnel. Toutes ces questions sont toujours posées lors de l’entrée dans le dispositif. Elles le sont pour tous les humains, certes, mais sous la forme aigue pour les jeunes devant bénéficier de ce dispositif.
Il en est ainsi au niveau social et législatif : modifications des lois sur l’adoption (simple ou plénière) à l’interne ou sur le plan international, avec des variations selon les pays, les conditions de l’accès aux origines, le maintien de la possibilité d’accouchement sous le secret, tout cela sur fond de l’intérêt supérieur de l’enfant, les différentes formes de procréation et de constitution de la filiation. »
Cette citation pose avec acuité la question de savoir comment appréhender la place du patronymique dans une société qui paraît privilégier désormais le lien électif et bien moins la relation d’obligation.
Questions à M. Delevoye :
Cette libéralisation du principe de lignée annonce-t-elle un développement de société où les relations seront horizontales et de pairs à pairs, sanctionnant par là et de manière définitive le reflux de la notion juridique de « bonus pater familias » ?
La notion de valeur, travaillée par les problématiques concourant à la Reconnaissance (thème 1), formalisée par celles relevant de la Raison (thème 2), devra-t-elle radicalement être repensée à l’aune de ces redéfinitions contemporaines de l’idée de Filiation ?
Conclusion :
Pendant plusieurs jours, du 28 juin au 3 juillet 2014, Boulogne-sur-Mer va actualiser sa conscience de l’être valeureux au fil d’épopées vécues par les habitants et par les enfants et les jeunes des « Maisons des Enfants de la Côte d’Opale ». Pendant plusieurs jours d’animations en public et sous votre patronage M. Delevoye, les enfants et les jeunes, aidés par des éducateurs, des sportifs, des philosophes, des psychanalystes, des danseurs, des acteurs de théâtre, des acrobates, des archéologues, des ingénieurs physiciens, des universitaires, des cinéastes, des spécialistes de la mise en patrimoine, ainsi que par une roulotte du début du XXe siècle, vont réengendrer l’espace et le temps de leur existence.
Quel message voulez-vous leur adresser ?
Pour visionner l’entretien filmé cliquez ici.