Nous mettons en ligne la trame qui a servi pour structurer l’entretien que monsieur Delevoye, Président du Conseil Economique, Social et Environnemental, va accorder le 8 juin à monsieur Legros dans le cadre de la préparation des Journées d’Enfance 2015.
Monsieur Delevoye parraine cette année encore le festival. L’entretien sera filmé et comme chaque année, il sera diffusé dans l’amphithéâtre du colloque qui se tiendra le 3 juillet (voir programme du colloque ici)
Introduction :
Avec l’accord de M. Delevoye, l’entretien se déroulera pendant une heure.
Cet échange avec Eric Legros sera filmé, pour que le document audiovisuel puisse être diffusé lors du colloque « Ce qui nous tient debout », le 3 juillet 2015 à Boulogne-sur-Mer.
Dans ce document, chaque thème initié par M. Legros (Ouverture) donnera lieu à un développement spécifique et leur questionnement afférent, dont on trouvera les contenus page après page (Discussions).
Pour conclure et comme à l’accoutumée, il sera demandé à M. Delevoye un message qu’il voudra bien adresser aux participants des Journées d’Enfance 2015, organisées sous son haut patronage.
Ouverture générale :
Présentation par M. Legros des avancées du programme éducatif et culturel de l’institution « Les Maisons des Enfants de la Côte d’Opale » depuis le précédent entretien avec M. Delevoye (5 mai 2014).
Trois thèmes :
1. L’association se donne pour objectif d’être reconnue institution de référence dans le champ de l’aide sociale à l’enfance. Pour ce faire, elle développe particulièrement deux axes complémentaires.
En interne, l’institution essaie de construire différents espaces, dans lesquels la relation individuelle pourra se déployer autour de figures parentales nouvelles pour les enfants, les jeunes, avec les éducateurs, pris toujours ici au sens large, de tous ceux qui partagent leur vie quotidienne. Ces nouvelles figures parentales ne viennent pas se substituer aux parents ou tuteurs. Elles viennent s’y adjoindre, autour d’un pacte d’alliance à la famille d’origine ou au tuteur, ce qui sera toujours recherché. Cette approche spécifique du travail éducatif se fait au quotidien et bénéficie d’un espace réflexif permanent : un conseil scientifique composé des membres du conseil d’administration, des usagers (représentant des enfants et des jeunes de l’association), des personnels de l’association (représentant des éducateurs) et de chercheurs et d’ingénieurs en sciences dures et en sciences humaines et sociales, et de professionnels de l’aide sociale à l’enfance, a été créé en juin 2013. La même détermination d’articuler systématiquement le travail éducatif au quotidien, avec des instances qui permettent de prendre le temps d’y réfléchir et de dialoguer ensemble, façonne le « Conseil de la Vie Sociale », qui a été installé lors du premier jour des Journées d’Enfance 2014. Cette instance intègre notamment la notion d’usagers, avec des représentants élus des parents et tuteurs des enfants et des jeunes de l’association.
En externe, l’essor de partenariats culturels avec la Fondation de France, la Fondation Daniel et Nina Carasso sous égide de la Fondation de France, la DRAC Nord Pas-de-Calais, l’Institut National de Recherches en Archéologie Préventive, la Fondation SEED (Schlumberger Excellence in Educational Development), le FRAC Nord Pas-de-Calais, le Musée de Boulogne-sur-mer, nourrit aussi cette volonté de l’association d’être reconnue comme établissement éducatif et culturel d’excellence ;
2. La pensée de long terme qui oriente la politique de notre institution se manifeste aussi par la volonté de créer un nouveau dispositif en son sein, dédié à la disponibilité permanente de tous pour accueillir, conseiller et aider les enfants et les jeunes devenus adultes, y compris bien après leur passage dans l’institution ;
3. La saison culturelle n’est pas encore terminée (Journées d’Enfance 2015, du 27 juin au 3 juillet), que s’annonce déjà la prochaine, à partir de septembre, et qui sera caractérisée par une plus grande ouverture à l’international et une réflexion encore plus soutenue sur le thème de la praxis, de l’engagement dans l’action, de la force du projet collectif pour animer les solidarités individuelles.
Thème 1 : Les enjeux de l’avènement de nouveaux modes de réalisation :
Ouverture :
Lors de l’entretien accordé voici un an, dans le cadre d’une saison annuelle thématisant « la valeur », M. Delevoye avait déjà posé les bases de la réflexion menée cette année sur ce qui nous tient, liant très fortement la capacité de la société à reconnaître et à valoriser les capabilités de ses citoyens, à l’émergence de politiques publiques qui ne les enferment pas dans des catégories présupposées.
Dans l’ouvrage collectif Les institutions à l’épreuve des dispositifs. Les recompositions de l’éducation et de l’intervention sociale, les auteurs observent la prolifération des dispositifs dans les politiques publiques décentralisées telles la protection de l’enfance. La plupart de ces dispositifs sont présentés comme « innovants », ont valeur d’exemplarité, mais ont notamment pour effet, nous disent les auteurs, d’affaiblir l’assise des institutions en aliénant leur modes d’action à la durée du dispositif financé, à la catégorie de public concernée par le dispositif, ou au territoire administratif dans lequel le dispositif est mis en œuvre.
M. Legros prend position à ce propos (Lettre du directeur numéro 13) et prône quatre axes de développement qui vont à l’encontre de ces contraintes :
« 1. S’engager sur le long terme est incontournable, avec les bénéficiaires et leurs parents, au-delà du seul temps de la mesure éducative, au sein de nos associations, après le temps de travail au sein de l’institution ; 2. Maintenir et élargir la sphère d’appui des liens et la permanence du lien dans une association inscrite sur le territoire ; 3. Diversifier les réponses pour les personnes ; 4. Retrouver le sens des bienfaits de l’universel des mesures ».
Ce cadrage théorique pose avec acuité la question de savoir équilibrer l’espace et le temps de l’intervention sociale dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance. Il souligne aussi les enjeux fondamentaux portés par la réforme de la loi de 2007.
Discussions :
Questions à M. Delevoye :
Diriez-vous que la montée en puissance des dispositifs témoigne d’une emprise de la « bureaucratie néolibérale » – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Béatrice Hibou, entendue comme la diffusion croissante de “formalités”, normes et standards dans l’encadrement des activités économiques et sociales, et qu’elle constitue la forme de domination privilégiée de notre époque ?
L’Etat, le marché, la société civile, les individus peuvent-ils, souhaitent-ils parvenir à une position consensuelle à ce sujet ?
Thème 2 : Les enjeux de l’avènement de nouveaux modes de décision :
Ouverture :
Dans le programme mis en place par le gouvernement Cameron au Royaume-Uni depuis cinq ans et appelé « Big Society », il y a cette idée d’un rééquilibrage entre Etat et société civile pour piloter les politiques éducatives, les services publics locaux, le partenariat public / privé pour le financement des outils de l’action sociale.
Les études portant sur les effets de ce modèle de société sont encore rares (voir sur ce sujet par exemple le travail d’Eudoxe Denis avec Laetitia Strauch) mais il semblerait d’ores et déjà que ce modèle de gouvernance profite à la scolarisation des jeunes anglais – en permettant une plus grande inventivité des institutions vis-à-vis des capacités à apprendre de leurs élèves, et au financement des aides sociales à la personne, avec une plus grande créativité en matière de budgétisation, et de concertation de la personne récipiendaire des aides avec le collectif constitué pour l’accompagner dans la mise en œuvre de ce service.
Sur ce dernier point ; la nécessaire implication de la personne à la réalisation de l’aide dont elle est récipiendaire, M. Legros écrit (Lettre du directeur numéro 10) :
« Dans notre travail, ce qui compte, est de permettre au jeune accueilli et (ou) suivi, de produire des significations. Produire des significations – non soit les recevoir, soit se positionner ou les contredire – : oui, produire des significations, car c’est ainsi que peut se produire de la transformation relationnelle. Et la réunion, au sujet d’un jeune, enfant ou adolescent, nécessite sa présence, parce que c’est un lieu de travail, de construction, de fabrique de représentations. Ce n’est pas qu’un lieu pour recevoir la parole des adultes.
Nous devons donc entendre le travail proposé dans le rapport du Défenseur des droits et de la Défenseure des enfants lorsqu’ils recommandent de supposer a priori le discernement de l’enfant. Cette notion de capacité de discernement était jusqu’à maintenant trop entendue pour la lui supposer non acquise. »
Ce cadrage théorique pose avec acuité la question de savoir reconnaître la capacité à décider pour soi-même dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance, et la capacité des institutions à mettre en place des accompagnements sur-mesure en fonction de ces paroles qui engagent. Il souligne aussi les enjeux fondamentaux portés par la réforme de la loi de 2007.
Discussions :
Question à M. Delevoye :
Cette approche globale et décentralisée prônée par le modèle britannique, qui ne dissocie pas à l’échelle locale manières d’éduquer, manières de financer les outils de l’action sociale, manières de constituer les collectifs solidaires, manières de faire participer l’individu aux décisions qui le concerne, présente-t-elle un risque pour la conception française de la République, une et indivisible ?
Thème 3 : La Praxis :
Ouverture :
Dans son ouvrage intitulé « Pourquoi l’éducation spécialisée », l’auteur Joseph Rouzel écrit pages 11 et 12 :
« Quelle est donc cette teknè cliniké sur laquelle l’éducateur peut prendre ses appuis ? S’agit-il comme le suggère le texte de loi de 2002 de « bonnes pratiques » ? Pourquoi pas, mais encore faut-il l’entendre, à la façon dont Winicott parle de la « bonne mère », ou plus précisément de « the mother good enough » (la mère suffisamment bonne, on devrait plutôt traduire par : mère acceptable). Il s’agit, précise Winicott, d’une position maternelle où celle qui l’occupe n’intervient ni trop tôt, ni trop tard. Trop tôt, elle court-circuite chez son enfant ses capacités symboliques d’élaborer la représentation de son absence ; trop tard, elle le laisse livré au déferlement brutal et non médiatisé de la pulsion. C’est là qu’il s’agit pour les éducateurs aujourd’hui de définir ce qu’il en est des bonnes pratiques. (…) La ruse, savoir ne pas savoir, pour se laisser surprendre par l’inconnu, l’insu, l’inouï de la rencontre humaine, pour se laisser enseigner, fondent alors le socle d’une position dite : clinique. Hors cette rencontre, la clinique se démaille en pure technique : technique éducative, technique d’entretien, technique institutionnelle et politique, et l’on finit, comme dans ces derniers temps par envisager l’éducateur comme « technicien supérieur d’éducation » ».
M. Legros, proche des idées développées dans cette citation, écrit à ce propos, commentant une scène observée dans le quotidien des Maisons des Enfant de la Côte d’Opale, durant laquelle une enfant assise sur les genoux d’une éducatrice lui pose des questions fondamentales sur son devenir familial (Lettre du directeur numéro 12) :
« C‘est à partir de cette « brève de maison des enfants de la culture » que nous pouvons ainsi revitaliser le travail de l’éducateur, le ré-humaniser, comme nous le propose Jean-Paul Delevoye, Président du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE).
Nous y trouvons présente la confiance du lien affectif, la présence de l’éducatrice en fonction symbolique, une jeune au travail de sa filiation, un répondant-témoin, pourrait-on dire, en place de tiers et qui prend place d’occasion de parole dans ce tableau « allant-devenant vivant ».
Que faire des catastrophes, qu’elles soient familiales ou sociétales – et nous voyons bien, à travers cet exemple, qu’elles sont souvent familiales, parce que sociales –, si ce n’est de leur donner une occasion de se dire, d’accepter d’en être le témoin bienveillant, d’accompagner une élaboration silencieuse qui permet d’apaiser la douleur de l’absence ? Et pour cela, il y faut bien un peu d’empathie de l’éducatrice à la situation vécue de la jeune fille, de l‘amour filial.
Ce sont la qualité de la présence de l’éducatrice « à elle-même et à cette jeune fille » et la parole sous forme de conversation portée par les uns et les autres qui donnent et ouvrent sur la possibilité d’un lien renouvelé au monde. »
Ces citations posent avec acuité la question de savoir comment appréhender l’articulation entre activité et statut professionnels, entre formation professionnalisante et conscience professionnelle. L’intuition, cette nécessité d’interpréter chaque jour la situation en traduisant la Loi pour rester au plus près de son esprit, reste un défi à accomplir chaque jour dans le quotidien de travail.
Discussions :
Questions à M. Delevoye :
Ce nécessaire regain du libre-arbitre dans l’exercice de son travail, tout en sachant en même temps s’inscrire dans le corps juridique, politique et social de l’institution dans laquelle on exerce, est-il un phénomène spécifique au champ professionnel de l’éducation spécialisée ?
Les politiques en direction de l’enfance, travaillée par les problématiques concourant à leur réalisation (thème 1), formalisée par celles relevant de la reconnaissance à décider par soi-même, pour soi-même (thème 2), devront-elle radicalement être repensées à l’aune de ces redéfinitions contemporaines de l’idée de Praxis ?
Conclusion générale :
Pendant plusieurs jours, du 27 juin au 3 juillet 2015, Boulogne-sur-Mer va actualiser sa conscience de ce qui nous tient debout au fil d’épopées vécues par les habitants et par les enfants et les jeunes des « Maisons des Enfants de la Côte d’Opale ». Pendant plusieurs jours d’animations en public et sous votre patronage M. Delevoye, les enfants et les jeunes, aidés par des éducateurs, des sportifs, des philosophes, des psychanalystes, des danseurs, des acteurs de théâtre, des acrobates, des archéologues, des ingénieurs physiciens, des universitaires, des cinéastes, des muséologues, vont réengendrer l’espace et le temps de leur existence.
Quel message voulez-vous leur adresser ?