Bonjour les enfants,
Comment allez-vous depuis hier ? Je me dis que ça ne doit pas être facile chaque jour de dénouer les ficelles de votre masque pour les renouer sur vos oreilles quand l’heure de le changer est venue. Ça doit être pénible.
Moi, je regarde chaque matin mon cornac en train de tresser serrées une à une des lianes pour faire une corde très très longue. Mon cornac y met beaucoup d’application. Je comprends, intriguée mais curieuse devant tant d’efforts de sa part, que je pourrais grâce à ces liens faire ce qu’il attend de moi : déplacer des troncs d’arbres. Cela ne me réjouis pas plus que ça : encore beaucoup de fatigue pour la journée de travail à venir.
Les ficelles de votre masque, les cordages que mon cornac prépare, ça pose la même question : « Mais pourquoi je me retrouve lié pour quelqu’un ? ». C’est une question très importante, : on a le droit de faire ce qu’on veut dans la vie, sans entraves. On a le droit de vivre une vie libre.
Je m’interroge comme vous sur ces liens qui nous obligent malgré nous. Est-ce que cela a un sens, et si oui, lequel ? Je ne prétends pas vous donner la réponse, c’est trop important, il ne faut pas vous laisser croire que quelqu’un sait. J’y pense tous les jours, je n’ai toujours pas de réponses.
En ruminant ces questions je me suis rappelée hier de l’Himalaya. Vous savez ? Les immenses montagnes au pays de Parvati, l’une des mamans de Ganesh, le dieu éléphant dont je vous ai souvent parlé :
Ces montagnes sont les plus hautes du monde, aussi pour les gravir et ne pas tomber dans le vide, il faut sans aucun doute pas mal de cordes solides. Je me dis que l’importance dans la vie de ces liens qui nous retiennent n’a pas échappé à Ganesh, dont l’un des attributs est une corde. Pour être tenu et assuré de ne pas tomber, nous dit Ganesh, il faut au moins deux êtres en mouvement ; l’un qui tire la corde, l’autre qui avance grâce à ses tractions.
Bon, est-ce que c’est ça la réponse à la nécessité d’être lié ?
Pas convaincue, j’ai continué de ruminer.
Au pays de Parvati existent d’incroyables grimpeurs, qui ont tiré avec leurs cordes bien d’autres humains vers les plus hauts sommets. On les appelle les Sherpas, et le plus grand d’entre eux est monté au Ciel récemment. Il s’appelait Ang Rita, qu’on a surnommé « Le prince des Sherpas » tant il fut l’homme qui a gravi l’Everest sans oxygène le plus grand nombre de fois. Emmanuel, l’ami de mon voisin Henri, m’a transmis pour vous un article qui raconte la vie de ce prince.
Henri m’a dit que l’Everest est la montagne la plus haute du monde : 8848 mètres. C’est tellement haut qu’il n’y a presque plus assez d’oxygène pour respirer convenablement dès 5000 mètres. Ang Rita n’a jamais utilisé de bouteilles d’oxygène et de masques pour aller au sommet, et il a accompli cette performance incroyable dix fois dans sa vie.
Vous vous rendez compte ?
C’est comme si vous montiez par vos propres moyens près de neuf kilomètres à la verticale. C’est comme si, me dit Henri, vous alliez de chez vous jusqu’à Hardelot, mais toujours en escaladant et que ça devient super dur dès le sortie de vos Maisons car vous avez grimpé des marches pas faciles les premiers pas :
Et bien Ang Rita l’a fait tout au long de sa vie, essoufflé sitôt sorti de son village alors qu’il était plein de forces dès son plus jeune âge. Pour moi, l’éléphante contemplative, ce record vaut bien celui de Mister Usain Bolt, ou celui du faucon pèlerin :
Emmanuel m’a dit qu’Ang Rita a été orphelin tôt dans son enfance, et que pour aider sa famille, il a commencé à être Sherpa dès l’âge de quinze ans. De toutes ses qualités, je me dis finalement que c’est bien celle de tracter sans cesse des personnes d’autres pays vers les plus hauts sommets du monde qui fut la plus grande.
Voyez-vous les enfants, les Sherpas ne grimpent pas pour eux, mais pour tirer vers le haut des sommets d’autres personnes qu’eux, qui ne sont pas du Nepal, leur nation.
Ce ne sont pas les Sherpas qui sont les héros de ces escalades, ce n’est pas leur pays qui est honoré ; les journaux du monde entier parlent plus volontiers de ceux, étrangers, qui sont tenus par la corde que les Sherpas tirent pour eux afin d’arriver au plus haut. Emmanuel m’a transmis pour vous une photo où l’on voit le premier duo à avoir réussi à atteindre le sommet de l’Everest, en 1953 : le Sherpa Tenzing Norgay et son équipier Edmund Hillary. La gloire, les éloges de la presse, revinrent à Mister Hillary alors que Tenzing fut de l’aveu même de l’alpiniste néo-zélandais celui sans qui rien n’aurait été possible.
Mes chers enfants, je me dis que cette histoire vraie décuple la noblesse du peuple des Sherpas. Ce que j’ai compris, c’est que les Sherpas ne montent pas là-haut pour être admirés : c’est juste pour eux le moyen de gagner leur vie et de subvenir aux besoins de leur famille.
Moi l’éléphante qui chaque jour se demande ce que fait son cornac, et quel effort il va me demander, je trouve que c’est la meilleure disposition d’esprit qui soit : ne pas impressionner mon cornac en faisant étalage de ma force, juste la lui faire en profiter s’il en a besoin.
Je ne suis pas une éléphante sauvage, je ne suis pas libre de faire ce que je veux, je continue chaque matin d’être là. Et de ruminer.
A demain chers enfants,
Je vous fais de gros bisous,
Shila